Juan Francisco FERRE
PASSAGE DU NORD-OUEST
630pp - 25,35 €
Critique parue en janvier 2012 dans Bifrost n° 65
A l’ombre des usines à gaz de l’édition ne prolifèrent pas que les herbes folles. Pour preuve, les nombreux romans dignes d’intérêt paraissant dans de petites structures indépendantes, comme par exemple les éditions du Passage du Nord-ouest, nées en 2002 dans le Sud-ouest de la France. Et ce n’est pas seulement par amour des éditeurs microscopiques que l’on en vient à évoquer dans les pages de Bifrost le roman de Juan Francisco Ferré, mais bien parce que Providence sonne tel un lointain écho au plus célèbre reclus — expression consacrée — ayant vécu en ladite cité : Howard Philip Lovecraft.
Qu’est-ce que Providence ? On pourrait résumer le propos du roman de l’auteur espagnol par cette question. Bien entendu, on ne le fera pas, tant les réponses et les interprétations sont légion. Jeu de piste littéraire et cinématographique, satire caustique du monde capitaliste et de l’économie de marché, farce grinçante visant les libéraux en peau de lapin de l’intelligentsia américaine, dystopie née des œuvres spectaculaires du 11 septembre 2001, à la fois roman conspirationniste et questionnement sur la nature de la réalité, on trouve tout cela dans le roman de Juan Francisco Ferré, et sans doute même davantage. Une œuvre monstrueuse, postmoderne diront certains, sur ce point la référence à Thomas Pynchon ne semble pas usurpée, tant par son ambition et son ampleur que par sa construction et son foisonnement. Bref, un livre fascinant, déroutant, voire agaçant. Le genre de lecture qui ne laisse pas indifférent et dont on parvient difficilement à se dépêtrer.
Quid de l’histoire ? Le premier niveau nous entraîne aux côté d’Álex Franco, un cinéaste espagnol un rien iconoclaste, du moins est-ce ainsi que le bonhomme aime à s’imaginer. Suite à la projection de son premier long métrage au festival de Cannes, il rencontre Delphine, une riche sexagénaire encore très attirante, avec laquelle il couche aussitôt. À sa décharge, si l’on peut nous permettre ce jeu de mots libidineux, Álex est un personnage volage aimant par-dessus toutes les parties de jambes en l’air. S’ensuivent des ébats honorables, à l’issue desquels Álex reçoit un script. A charge pour lui de le réécrire afin d’en tirer un film potable. Direction ensuite l’université de Providence aux States, où Delphine a également usé de son influence pour lui trouver un poste de professeur d’histoire du cinéma. A peine arrivé, Álex nous raconte son séjour dans un journal intime où le cinéma américain et ses clichés viennent peu à peu se mêler à son quotidien. Bien entendu, Álex déconstruit le mythe cinématographique. Il se fait haïr de ses élèves, envoie valdinguer les conventions sociales prévalant dans le milieu universitaire et couche avec toutes les femmes qui lui tombent dans les bras. Il en profite aussi pour régler ses comptes avec l’histoire du septième art et l’establishment du cinéma (« un aquarium trouble abandonné dans une villa expropriée pour non-paiement d’impôts » hanté par des « présences irréelles […] à la recherche d’une opportunité de devenir réalité face à la lumière et de peupler tous les rêves et même tous les cauchemars de tous les cerveaux du monde »).
Le deuxième niveau de l’intrigue s’aventure sur le terrain de la littérature complotiste. Après une longue nuit alcoolisée à Marrakech, au cours de laquelle il a passé un pacte faustien avec un mystérieux inconnu du nom d’Al Hazred, Álex devient le jouet d’un conflit entre deux factions. Harcelé par un certain Jack Daniels (pas comme le bourbon du même nom), qui inonde sa boîte mél de messages pourvus d’en-têtes cryptiques, genre Dans l’abîme du temps, Celui qui chuchotait dans les ténèbres et autre Montagnes hallucinées, Álex découvre les arcanes de la ville de Providence. L’amateur de Lovecraft aura immédiatement reconnu les titres et les thématiques préférées de quelques-unes des nouvelles les plus réputées de l’écrivain de Providence. Ce dernier ne tarde d’ailleurs pas à être mentionné pour son rôle actif dans une société ésotérique, La Confrérie, dont les actes criminels sont dénoncés par une autre organisation occulte : l’Eglise écarlate. Álex se trouve ainsi plongé au milieu d’une guerre entre Bien et Mal, soldat perdu d’une lutte dont l’enjeu semble être le contrôle du monde. Pas moins.
Le troisième niveau est plus difficile à cerner puisque la réalité des événements elle-même devient sujette à caution. Álex vit-il vraiment dans la réalité ou se trouve-t-il plongé dans une simulation informatique copiant le réel ? On ne sait pas. Juan Francisco Ferré semble prendre un malin plaisir à égarer le lecteur. Aussi, peut-on lire éventuellement Providence comme une métaphore du monde post-11 septembre, illustrant la citation d’un conseiller américain du gouvernement Bush : « Nous sommes l’Empire et nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. » A moins que la réponse ne se trouve dans ce passage du roman : « Depuis cinquante années, un phénomène insolite s’est passé. Ce n’est pas que le cinéma ressemble de plus en plus à la réalité, bien au contraire : c’est la réalité qui ressemble de plus en plus au cinéma, à tel point qu’il est impossible de les distinguer. Si la vie ressemble à un film, qu’est-ce qu’il reste à faire aux films ? Ressembler à un jeu vidéo ? Et la vie ? Qu’est-ce qu’il lui reste à faire ? »
On le voit, les choses ne sont pas simples, d’autant plus que l’auteur entremêle les trames, multipliant les grilles de lecture, les niveaux d’interprétation et les liens d’intertextualité. Il brouille à dessein les pistes, s’autorisant des digressions bavardes un tantinet lassantes, baladant son lecteur entre perplexité et jubilation.
Alors, au final, qu’est-ce que Providence ? Une expérience de lecture loin d’être déplaisante, mais sans doute aussi quelque peu frustrante. Un roman demandant un investissement total et dont le sens ne se livre pas sans un combat acharné. Personnellement, je ne suis pas persuadé d’avoir tout compris.