[Critique commune à Pucelles à vendre et La Fabrique des monstres.]
Alma éditeur a publié au mois d’août deux ouvrages qui retiendront l’intérêt du lecteur des littératures de l’Imaginaire.
Le premier, Pucelles à vendre, est une enquête réalisée par William Thomas Stead, journaliste qui suivit l’affaire de Jack l’Eventreur et publia en 1892 dans la Review of Reviews une fiction anticipatrice sur un paquebot insubmersible, « Du vieux au nouveau monde », avant de succomber exactement vingt ans plus tard à bord du Titanic.
Lecteurs de « Sherlock Holmes », familiers des univers de « Chtulhu » : ici, enquête et horreurs sont atrocement vraies. Du lundi 6 au vendredi 10 juillet 1885, Stead publie dans la Pall Mall Gazette les résultats de son enquête sur la prostitution des pucelles. La majorité sexuelle féminine était alors fixée à treize ans, un homme pouvait faire ce qu’il voulait d’une fille dès lors qu’il obtenait son consentement. Encore faut-il s’entendre sur la validité de cet accord. Stead décrit l’attestation de virginité délivrée par des médecins complices. Les chambres insonorisées aux murs couverts de matelas capitonnés, afin que les victimes attachées par des liens ne soient pas entendues de l’extérieur, tandis qu’on les torture. Les descriptions s’enchaînent jusqu’à la nausée, état de la société victorienne à l’hypocrisie et l’indifférence permissives. Le scandale connaîtra un retentissement international et conduira au cours de cette même année la Chambre des Communes à élever la majorité sexuelle à seize ans. Stead ayant, pour les besoins de son enquête, acheté une jeune fille et obtenu un certificat de virginité, il fera l’objet d’une plainte pour enlèvement et séquestration d’enfant qui se soldera par une peine de trois mois de travaux forcés. L’enquête, motivée par le souhait de réveiller la conscience publique, est un témoignage stupéfiant de ce qui sera appelé le New Journalism.
Le second ouvrage, La Fabrique des monstres, les Etats-Unis et le FreakShow, 1840-1940, est un essai de Robert Bogdan sur le monde de la foire américaine et ses monstres.
Le monstre est une anomalie, qui vient perturber l’ordre apparemment naturel des choses. Il rompt le cours ordinaire, fait exception, s’oppose à la normalité humaine, à condition toutefois d’accepter que l’on puisse définir une norme.
« Le freak ne se définit pas par une qualité intrinsèque ; il renvoie plutôt à une représentation de soi, une manière de se mettre en scène, un point de vue », affirme Robert Bogdan, qui montre combien le phénomène du Freakshow est complexe : il ne suffit pas d’être monstrueux, encore faut-il le devenir, vouloir s’exhiber dans la peau d’un personnage : « Ça vous dirait d’être un géant ? » demande un imprésario à un type qui est seulement très grand.
Véritable attraction populaire qu’orchestrent Barnum, cirques itinérants et Dime Museums, le monstre marque l’intrusion de l’imprévu dans le réel, nous renseigne sur notre propre nature. Bogdan détaille la pseudo-vocation éducative de l’attraction de foire, avant que la science ne s’en empare via la pathologie. Largement illustré, ce splendide volume évoque les singulières histoires des « ambassadeurs de la planète Mars », en réalité des frères microcéphales, rappelle l’origine foraine du Geek, et présente l’inattendue dimension érotique des Ballyhoo et autre Blow off. Arnaque, gogo, boniment, chacun y trouve son compte. Un livre indispensable pour les admirateurs du film Freaks de Browning, ou du Charlatan de William Lindsay Greshman (« Série noire »).
Pour conclure, nous saluerons la cohésion éditoriale d’Alma, qui présente une problématique identique dans ses deux parutions : chosification du corps devenu objet (de désir et/ou de voyeurisme), qu’accompagne une vague caution scientifique et un balancement entre attirance malsaine et répugnance morale.
Deux livres qui trouveront leur place dans votre bibliothèque interdite.