Nghi VO
L'ATALANTE
128pp - 12,50 €
Critique parue en octobre 2023 dans Bifrost n° 112
Quand la tigresse descendit de la montagne suit deux fils narratifs. Le premier, réaliste (si l’on veut), évoque la rencontre entre Chih, l’adelphe (une sorte de folkloriste), et Si-yu, la monteuse de mammouths. On voit ces jeunes gens se mettre en route vers un relais de poste en haut d’un col, où règnent trois tigresses métamorphes qui les prennent au piège et se proposent de les dévorer. Comme Shéhérazade, Chih va négocier sa vie en échange d’une bonne histoire, tandis qu’autour la nuit et la neige se referment doucement sur le monde… Le second fil narratif, onirique, purement merveilleux, lève le rideau sur le conte servi par Chih aux grands fauves ; soit l’histoire d’amour entre la légendaire tigresse Ho Thi Thao et la lettrée nommée Dieu.
Ces deux fils narratifs ne faisant qu’un seul livre, quel est donc leur rapport et liaison ? Dans une forme de continuité avec sa première novella (L’Impératrice du sel et de la fortune, cf. Bifrost 110), Nghi Vo met de nouveau en scène un personnage conteur, d’autres qui écoutent, et au milieu une vérité insaisissable. Il existe, dans chacune de ses fictions, un territoire du présent et un territoire du souvenir – réel ou imaginaire. Deux mondes, et ici deux manières de raconter, deux fils narratifs différents. Plus encore que dans l’épisode inaugural, ce livre-ci repose sur une philosophie de la coexistence : chaque partie, prise indépendamment, n’est rien ; l’une existe par rapport à l’autre, elles sont reliées par des personnages qu’il y a peut-être lieu de considérer comme étant les mêmes, et elles se fécondent mutuellement.
De fait, question fécondité, il y a un grand bénéfice à lire deux fois ce livre bifide. Car à la seconde visite, on est tout à coup plus attentif aux petits détails signifiants, au jeu de correspondances entre le récit de l’autrice et celui de l’adelphe. Sauf que l’hypothèse d’une interchangeabilité, voire même d’une dialectique entre phantasme et réalité, fiction et documentaire, roman et conte, à trop des allures d’un jeu intellectuel pour être, sur la longueur, complètement captivant. Si l’on reste dedans, c’est que d’un bout à l’autre le livre se comporte comme un gigantesque album illustré aux couleurs de l’Extrême-Orient, donnant, au gré d’une déambulation flottante, de brefs aperçus mythologiques remplis de plaisirs et de terreurs. Une sorte de drogue, en somme, un opium pour l’imagination, qui parfume l’histoire autant qu’il nous enfume.
L’important, ce sont les souvenirs, semble nous dire Nghi Vo. Des souvenirs qui sont résolument plus vieux que nous : la griffe sous l’ongle, le croc sous la dent. Mais aussi des souvenirs du futur, comme le suggère le cadre, le déroulement et la figure centrale du récit. Le folkloriste, qui consigne, étudie, diffuse, n’est qu’un maillon d’une chaîne qui se mord la queue. Quant au conteur, n’a-t-il pas toujours un coup d’avance sur celui qui écoute ? Quand la tigresse descendit de la montagne nous rappelle avec bonheur que nos rêveries nous précèdent autant qu’elles nous prolongent.