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Les critiques de Bifrost

Queen City Jazz

Queen City Jazz

Kathleen Ann GOONAN
IMAGINAIRES SANS FRONTIÈRES
23,00 €

Bifrost n° 30

Critique parue en avril 2003 dans Bifrost n° 30

À qui souhaite se lancer dans la lecture de Queen City Jazz, un conseil : qu'il se munisse d'aspirine et de patience. Parce qu'en ce qui me concerne, ce roman m'a donné autant mal au crâne qu'un solo de saxophone d'une vingtaine d'heures…

L'idée de base est intéressante : les États-Unis ont été profondément transformés par le développement de la nanotechnologie, « pierre philosophale » moderne qui permet les transmutations les plus diverses : n'importe quel élément est susceptible d'être synthétisé à la demande pour un coût quasi nul. Des villes se sont développées, dans lesquelles des abeilles monstrueuses, substituts insectoïdes des ordinateurs éteints depuis longtemps, transportent les informations des « immeubles-Fleurs » à la Ruche. Chaque cité ainsi « convertie » est supposée offrir à ses habitants une qualité de vie supérieure, pourvu qu'ils acceptent d'entrer dans cette « Ruche ». Le problème est que le système s'est manifestement déréglé : les abeilles terrorisent la population, condamnée à vivre et revivre en boucle une vie tirée des fantasmes schizophréniques du bâtisseur de la Cité, hanté par le jazz et la littérature américaine. Pour ne rien arranger, une « peste nanotech » s'est répandue dans le pays, qui pousse les survivants à se diriger, on ne sait pourquoi, vers « Norléans ».

Lorsque cette peste atteint la petite communauté de « Shakers » dans laquelle vit Verity, l'un des Aînés, John, devient fou et abat Braise, ami d'enfance de Verity, ainsi que Caire, sa chienne. Par miracle, Russ, le doyen, dispose de deux couvertures de survie nanotech qui permettent un état d'animation suspendue. Verity, pour tenter de ressusciter ses amis, choisit de remonter à la source du monde nanotech, dans le berceau du Diable, du point de vue des Shakers, à Cincinnati, que, seule, elle ne semble pas craindre. Et qui depuis toujours paraît l'appeler au son délicat d'une cloche. Son parcours dans cette ville lui apprendra les secrets de l'élaboration des Cités Fleuries et la raison d'être des étranges excroissances logées derrière ses oreilles.

Si le monde inventé par l'auteur est foisonnant… le récit a bien du mal à s'organiser. La partie consacrée à la vie du camp Shaker est conséquente, sans pourtant en donner une image nette : que sont donc ces « Dons » des personnages, ou les « Livres » qu'ils tiennent ? De même, on a du mal à saisir l'intérêt des péripéties du voyage vers Cincinnati. Les personnages s'agitent sans vraiment parvenir à prendre corps, souvent d'ailleurs parce qu'ils ne font effectivement que passer dans le récit, tels de simples figurants.

Les explications concernant la naissance des Cités sont fournies — dans le désordre — par des « flashes » dans l'esprit de Verity : leur créateur, Abe Durancy, communique avec l'héroïne au moyen des « éponges mémorielles » placées derrière ses oreilles qui la relient à la Ruche. Le récit s'encombre alors de multiples micro-récits relevant de l'analyse psychanalytique des névroses du nanotechnicien, qui dévoilent un complexe d'Œdipe mal résolu l'ayant entraîné à sauver de la mort sa mère contre son gré en l'introduisant dans la matrice de la Cité et en en faisant la Reine de la Ruche, ce qui semble être la cause du détraquement du système. (Bien que, là-dessus, le récit soit d'une confusion suffisante pour que je ne me prononce pas…) Dans tous les cas, le fils génial souffre d'une fixation affective sur sa mère, générant des problèmes relationnels avec les femmes, ce qui justifie manifestement le choix du modèle de la ruche pour ses Cités, sur le plan symbolique. Et Verity, qu'il a choisi pour être son lien avec le monde et résoudre ses problèmes psychologiques, commet elle-même semblable « faute œdipienne » en imposant la survie à Braise et Caire… Abe, au nom prophétique prédestiné, souffre lui aussi d'un complexe de culpabilité, se rendant responsable de l'échec de la Cité au nom de son égoïsme. Bref, un délice pour freudien en mal de patients…

Le roman, très touffu, est desservi par un mode d'écriture (la faute à la traduction ?) tout en redondances et en redites subtilement modifiées. Un style qu'on qualifierait volontiers d'alvéolaire, pour ne pas quitter l'apiculture : les phrases tournent et se retournent, pour finalement dire toujours la même chose. L'auteur tente par là d'entretenir le suspense, ce qui se solde souvent par une confusion noire ou un échec total. (Non ? ! Pas possible que Verity soit la nouvelle Reine de la ruche ! ? Là, franchement, on l'avait pas vu venir depuis 300 pages…) Plus ennuyeux : après tant de longueurs, la solution finale au problème de Cincinnati alterne entre naïveté bâclée et obscurité. Un simple « virus » qui modifie toute la Cité, prévu des années auparavant par l'amie-amante de Durancy, c'est un peu gros, surtout après une mise en scène à la limite du grotesque d'une partie de base-ball pendant laquelle Verity répand la peste norléanaise pour guérir les habitants de la Cité Reine…

La fin est volontairement ouverte, puisque trois volumes restent à venir, mais ne crée pas de réelle attente. L'épisode est manifestement clos : la jointure avec un nouveau récit risque fort de se réduire à la chaussée du pont que traverse l'héroïne… aucun personnage, même Sphère, le jazzman passionné, l'incarnation finale du Jazz, ne parvient à nous intéresser à son destin. Tous disparaissent derrière l'ampleur presque étouffante de la Cité et de son histoire, un peu comme les abeilles sont « absorbées » par le système de la Ruche.

Au final donc, un livre très confus, tortueux, mais qui révèle néanmoins un imaginaire puissant et novateur. Peut-être la longueur de l'ensemble nuit-elle à la force évocatrice de l'auteur, peut-être la traduction ne rend-elle pas hommage à son talent. Une chose est sûre : il s'agit ici de la première incursion de Goonan dans le roman, et débuter par une tétralogie, ce n'est pas la voie la plus évidente. Il faudra donc attendre le second volume, Mississippi Blues, pour décider plus sûrement de la valeur de l'ensemble. Jusque-là, on considérera ce nouvel auteur américain fraîchement débarqué sur la scène francophone avec un peu plus que de la suspicion…

Sylvie BURIGANA

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