Voici donc, un an après Axiomatique, le second volume de l'intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan. Passons d'emblée sur une illustration de couverture dont on ne doute pas qu'elle fera débat, même si elle s'inscrit bien dans le ton du recueil, pour nous attaquer au fond, à savoir, les textes.
« Paille au vent » nous entraîne à la suite du « personnage narrateur standard » dans une Amazonie où el Nido, fief des cocaleros reconvertis dans les biotechnologies, s'apparente au château de la Belle au Bois Dormant et à sa forêt d'épines. Y pénétrer est une chose, en ressortir, une autre. Parce que lorsque la drogue cesse d'être un vulgaire psychotrope pour devenir le moyen de recâbler son cerveau de manière à devenir juste et très exactement ce que l'on veut en faisant abstraction de tout contexte, tout a changé. Ce thème va revenir au fil du recueil.
Avec « L'Eve mitochondriale », le « narrateur standard » est confronté à un autre centre d'intérêt majeur de Greg Egan : l'évolution des rapports sociaux en fonction de l'impact de la technique sur le sexe ou le genre. La question ici posée étant de savoir si tous les hommes (et femmes) sont frères ou à tout le moins cousins en partageant une unique ancêtre commune à toute l'humanité. Cela débouche sur une sorte de religion unificatrice et matérialiste mais, si en fin de compte tout ceci n'était que du flan ?
« Radieux », à l'instar des « Tapis de Wang » (in revue Galaxies n°6), appartient à une veine plus cosmique et plus rare de l'œuvre de Greg Egan bien qu'il la traite ici selon son habitude tout en se rapprochant à la fois de Ted Chiang et de Stephen Baxter. Des mathématiciens découvrent qu'une zone lointaine des très très grands nombres ne répondraient plus aux règles de l'arithmétique, lesquelles ne seraient donc plus absolues, mais relatives aux nombres auxquels on voudraient les appliquer. Qui plus est, cette frontière serait mouvante et fractale. La société Industrial Algébra envisage d'exploiter cette discontinuité à des fins pragmatiques pour le moins triviales. Aussi, les chercheurs à l'origine de la découverte envisagent-ils de détruire leurs travaux en espérant que leur commanditaire s'avérera incapable de marcher sur les traces de leur œuvre brisée ou, de manière plus radicale, d'éradiquer la discontinuité au moyen de l'ordinateur photonique « Radieux ». Cependant, des intelligences autres la défendent en modifiant l'espace mathématique avec une subtilité telle qu'ils agissent directement sur l'état mental des protagonistes. On reste pantois devant ce texte génial qui commence comme du cyberpunk bien noir et cloue le bec de quiconque penserait la S-F désormais incapable de se renouveler.
Avec « Monsieur Volition », on redescend de quelques étages pour en revenir au thème de « Paille au vent » mais en ayant cette fois recours à un implant. C'est à nouveau la quête d'un moi absolu, d'une essence intrinsèque de l'être. Bien qu'intéressant, ce texte constitue le point (relativement) faible du recueil.
Et avec « Cocon », ça repart de plus belle. Derrière un récit d'enquête sur un attentat plutôt mieux fichue qu'à l'ordinaire — mais c'est la cerise sur le gâteau — c'est de nouveau une problématique d'ordre sexuel qu'Egan aborde ici. Une firme met au point un filtre capable de protéger le fœtus des influences néfastes de la mère, qu'elle soit alcoolique ou infectée par le VIH, etc. Mais aussi de l'influence du stress qui serait responsable de l'orientation sexuelle future. La question étant, pour la communauté homo qui a enfin gagné le droit d'être et à laquelle appartient cette fois le « narrateur standard », de savoir si sa disparition est acceptable ou criminelle et de choisir entre une fatalité induite par les contingences de la vie et un choix fait par autrui. Cette disparition programmée de la « culture gay » est-elle ou non comparable à une sorte de génocide ? Encore un texte très fort qui pose des questions fondamentales sur la fantasmatique technicienne. Voilà qui donne à réfléchir.
Dans « Rêves de transition » revient le thème de la transcendance qui avait déjà été visité dans le précédent recueil. Quand la technique permet de numériser intégralement la mémoire et de l'implanter dans un robot, a-t-on enfin gagné l'immortalité ou, au contraire, est-on tout simplement mort en laissant une sorte de portrait animé derrière soi ? Une nouvelle en léger retrait.
Le « Vif Argent » est une sorte de fièvre hémorragique cruelle qui ressemble plus ou moins à l'ébola mais se transmet par simple contact épidermique et non par contact avec le sang. La virulence du vif argent est telle que les porteurs meurent trop vite pour que s'instaure une véritable pandémie mais voilà que soudain, ça change. Une sorte de culte écolo-new age extrémiste, délirant, masochiste, technophobe et fondamentalement anti-humaniste se répand dans le dessein de « défaire » la culture technicienne occidentale. Une perspective qui fait frémir…
Le « narrateur standard » de « Des raisons d'être heureux » est atteint d'une tumeur cérébrale dont un effet secondaire lui booste un moral d'acier. Un traitement viral lui sauve la vie mais le plonge dans une terrible et incurable dépression car ce sont les réseaux neuraux liés au plaisir qui on été détruit en même temps que les cellules cancéreuses. Des lustres plus tard, un nouveau traitement le tire de sa dépression mais il apprécie désormais indifféremment tout ce qu'appréciaient individuellement chacun des 4000 hommes morts qui ont servi de modèles pour les réseaux neuraux synthétiques dont on vient de le pourvoir pour restaurer son cerveau. Il apprendra à calibrer ses sensations mais resteront les aléas de la vie…
« Notre-Dame de Tchernobyl » ramène Egan vers une thématique qui lui tient à cœur : la place de l'art dans l'avenir technologique et, à travers lui, la place de la spiritualité. Il est à cet égard intéressant de croiser « Notre-Dame » et « Vif Argent ». À défaut d'une spiritualité authentique, on risque de se retrouver avec des superstitions aussi abracadabrantes que dangereuses. Nouvelle enquête et quête d'une icône néo-orthodoxe, symbole d'une religion où Dieu n'est pas chair mais information. Si cette nouvelle n'est pas la plus éblouissante du recueil, elle est certainement la plus touchante.
Enfin, avec « La Plongée de Planck », Greg Egan nous entraîne dans l'exploration d'un trou noir au travers d'une science-fiction eschatologique, proche du Stephen Baxter de Temps, aux frontières de l'astrophysique et de la physique quantique. Quand la hard science fiction atteint ce niveau-là, ne peut-on y voir l'émergence d'une nouvelle forme poétique ? Après tout, des nombres quantiques ne se sont-ils pas vu attribuer les noms d' « étrangeté » et de « charme » ? Si le gros de l'œuvre de Greg Egan peut contribuer, sinon à l'édification des masses, du moins à aider tout un chacun à s'interroger sur notre avenir technologique, on peut se demander pour qui est cette pyrotechnie finale…
La science-fiction offre cette particularité qu'il n'est nul besoin d'être un grand styliste pour être un écrivain majeur et absolument passionnant. Greg Egan s'inscrit ainsi dans la continuité d'auteurs tels que Arthur C. Clarke ou Philip K. Dick dont les propos se suffisent amplement à eux-mêmes. Des fioritures stylistiques pourraient même grever la force des textes. Les nouvelles d'Egan sont construites autour d'un « narrateur standard », qui s'incarne à la première personne, un « Je » mimétique. Une sorte de Monsieur-tout-le-monde qui est en situation de se poser les questions que se pose Greg Egan et qu'il nous invite à partager. Comme chez Dick, ses personnages ne sont jamais des héros mais servent simplement de révélateurs.
Par ailleurs, la plupart des nouvelles d'Egan contiennent un ou plusieurs paragraphes d'exposition de la technique qui va soulever le problème. Egan ne sacrifie guère au principe du « montrer, ne pas dire ». Il dit. Assez longuement et non sans lourdeur mais c'est indispensable. S'il le fait beaucoup, c'est néanmoins a minima ; jamais trop. Ces défauts sont ceux de ses qualités et passent sans difficultés aucune dans ses nouvelles tandis qu'ils se font sentir sur la distance du roman.
Greg Egan nous interpelle avec une pertinence unique à ce jour sur nos divers fantasmes technologiques. Il a cette capacité à formuler les interrogations éthiques sur la société et la civilisation en devenir. C'est la raison d'être d'un écrivain à défaut de quoi il ne se démarque en rien d'un bateleur de foire. Et c'est ce qui légitime la littérature. À lire l'ensemble, Egan fait apparaître que la spiritualité non seulement peut, mais doit et peut-être même va, faire bon ménage avec la technique, sans quoi il faut s'attendre à de méchants retour de bâton. Si l'on sait que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme », conscience sans science ne saurait être que con(nerie). Non seulement Egan est passionnant mais il est surtout nécessaire et peut-être devrait-on commencer à lire « Cocon » dans les écoles. Incontournable.