Stephen KING, Richard BACHMAN
J'AI LU
250pp -
Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80
« Un léger murmure a parcouru la classe. Je les ai regardés attentivement. Leurs yeux étaient si froids et si détachés (sous le coup d’un choc, c’est comme ça parfois : on se retrouve éjecté d’un rêve de vie douillette comme un pilote d’avion de combat, on est envahi par une overdose de réalité brutale, et l’esprit refuse de s’ajuster à la situation ; on tombe en chute libre en espérant que tôt ou tard le parachute s’ouvrira) qu’un vieux fantôme du collège m’est revenu à l’esprit : Maître, maître sonne la cloche, mes leçons je te dirai, et quand sera finie l’école, j’en saurai plus que ne devrais. »
Paru aux Etats-Unis en 1977, le premier jet de Rage remonte à plus loin qu’on le pense : 1966. Après le très court et inédit The Aftermath, Stephen King, alors âgé de 19 ans, entame ce deuxième roman sous le titre Getting it on.
Charles Decker ne doit pas être beaucoup plus jeune que l’auteur puisqu’il fréquente l’équivalent américain de notre terminale. Dopé par un niveau hormonal très élevé, le jeune homme sort du bureau du proviseur où il a été convoqué pour violence à l’encontre d’un professeur. Après un échange musclé avec le chef d’établissement, Charles retourne en classe muni d’un pistolet qu’il conservait dans son casier et dessoude froidement sa prof d’algèbre. S’ensuit un huis-clos infernal durant lequel Charles, après avoir montré qui menait la barque aux adultes de l’extérieur, va s’attacher à faire tomber un à un les masques de ses camarades de classe et le voile odieux dont la société se sert pour cacher la médiocrité des adultes.
Assez court, Rage, ne contient aucun élément relevant du fantastique — ce qui explique, en partie, qu’il ait été publié sous le pseudonyme de Richard Bachman. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce roman confirme à quel point Stephen King est un auteur brillant qui n’a pas besoin de l’artifice horrifique pour saisir son lecteur par les tripes, le faire tournoyer dans les airs sans les lâcher et anéantir en lui tout sens de l’orientation.
Avec Rage, Stephen King colle une claque au lecteur avec bien plus de force que dans Carrie : les personnages qu’il y met en scène sont plus proches de nous que la rouquine télékinésiste ou que la cheerleader hystérique qui lui veut du mal. Les adolescents de Rage sonnent terriblement juste dans leur recherche d’eux-mêmes et leur rapport plus ou moins douloureux à la société qui les entoure.
Cette justesse explique sans doute pourquoi des exemplaires du livre ont été retrouvés chez quelques adolescents américains particulièrement désaxés et amateurs de fusillade en milieu scolaire. Dans le doute, Stephen King a choisi d’interrompre les réimpressions du roman qui, en France comme ailleurs, ne se trouve plus que d’occasion. Certes, il ne faut pas mettre Rage dans toutes les mains, mais Diable ! Quel putain de roman !