Vernor VINGE
ROBERT LAFFONT
452pp - 23,00 €
Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48
Imaginez… Dans quelques décennies, le virtuel faisant irruption dans le réel à tous les coins de rue. Imaginez un Lapin qui a tout de celui dans le terrier duquel Alice se fourra et bien davantage encore. Maître-espion ou super terroriste ? Avatar d'un humain ou intelligence artificielle ? Quoi qu'il soit, il est dans l'infosphère comme dans son jardin… Peut-être éprouvez-vous déjà quelques difficultés à imaginer, justement, quoique vous n'ayez pas encore tout vu, loin s'en faut.
Après John C. Wright et sa trilogie de L'Œcumène d'or (publiée chez l'Atalante et bientôt rééditée au Livre de Poche — cf. critiques in Bifrost n°35 et 41), Vernor Vinge transcende à son tour le cyberpunk. Il n'est plus question d'immersion, si profonde soit-elle, dans l'univers virtuel ; c'est désormais celui-ci qui investit le réel. Sur la route qui sépare l'homme de Neandertal de l'époque du roman, il semble qu'à ce jour nous n'ayons pas encore parcouru la moitié du chemin en termes de développement de notre capacité de traitement de l'information. Pourtant, cette histoire n'est pas située dans le lointain futur… La densité extrême, inouïe, des réseaux d'information de ce monde est ce qui fait tout à la fois l'intérêt et la difficulté de ce roman.
Rappelons-nous. Il y a quelques temps, une intéressante controverse opposait Pierre Stolze, tenant de ce que la S-F était une littérature d'images ainsi qu'il le soutenait dans sa thèse, à Gérard Klein qui y voyait surtout une littérature d'idées — et c'est ce dernier qui publie ce roman dont la difficulté première consiste à extraire des mots, des idées, les images susceptibles de les rendre immédiatement intelligibles. Là, on peine à se forger des représentations de l'univers que Vinge nous propose. On peine à imaginer. Tous ceux qui souhaitent un livre où il soit aisé de se projeter dans la peau du principal personnage peuvent passer leur chemin, il n'y a ici rien pour eux.
L'intérêt, le but et j'irai même jusqu'à dire que l'utilité de Rainbows End réside dans l'univers que nous propose Vernor Vinge, pas dans l'intrigue.
Vinge met en scène deux groupes de personnages : les marionnettistes et les marionnettes. Alfred Vaz, Mitsuri Keiko et Gunberk Braun sont les pontes des services de renseignements de l'axe indo-européen qui ont sous-traité l'organisation d'une opération secrète aux Etats-Unis au Lapin. À l'autre bout de la lorgnette, la famille Gu au grand complet. Bob Gu, le père, est colonel des forces d'intervention de l'armée américaine ; sa femme, Alice Gong Gu, est officier des services de renseignements. Ils ont une fille, Miri, qui fréquente la même école que son grand-père, Robert, naguère poète de génie et vrai sale con patenté comme même des milieux littéraires beaucoup plus modestes savent en produire, qui, de retour d'Alzheimer, doit se réadapter à une société qui ne l'a pas attendu — qui plus est, il a perdu tout son génie dans le gouffre de la maladie. Sa femme, Léna, s'est retirée à Rainbows End et ne semble pour le moins pas désireuse de renouer avec un mari qui a dû lui en faire voir de toutes les couleurs. Autour des Gu, on trouve d'anciens collègues universitaires de Robert, tel son souffre-douleur, Winston Blount, Tommie Parker et Carlos Rivera avec lesquels il monte une sorte de cabale pour sauver la bibliothèque de l'université de Californie à San Diego que Huertas fait déchiqueter à la vitesse grand V pour la numériser. Derrière cette action de potaches s'agite le spectre du « mystérieux étranger » qui nourrit des ambitions d'une toute autre hauteur. On croisera également des camarades de classe de Robert et Miri : Xiu Xiang, ancienne terreur de l'informatique dans le même cas que le premier ou Juan qui a l'âge de la seconde. Le campus de l'UCSD servira de théâtre à toute cette agitation, pour un soir centre du monde où, dans l'ombre, le sort de celui-ci se joue. Pendant que des cercles de croyances s'affrontent en faisant assaut de grand spectacle, jusqu'à faire marcher un immeuble, dans les souterrains et les laboratoires désertés, Vaz s'évertue à exfiltrer des informations capitales à la barbe de ses collègues car l'université héberge également des laboratoires de biologie cognitive qui intéressent diablement nos maîtres-espions. Lapin en vient à se poser en défenseur de la veuve et de l'orphelin mais qui le croirait ? Si tous les pools d'analyses sont un temps éblouis par la mise en scène du Lapin pour le compte de Vaz, et si Alice Gu est hors de combat, ils n'en sont pas pour autant tombés de la dernière pluie. Une terrible course contre la montre s'est engagée qui ne pourra voir qu'un unique vainqueur…
Rainbows End vient de remporter le prix Hugo lors de la dernière convention mondiale de S-F. C'est à la fois amplement mérité au regard de l'intérêt suscité par l'univers proposé par Vernor Vinge, et surprenant en diable car il s'agit d'un livre difficile. Vinge défriche ici une nouvelle manière de concevoir l'avenir de la civilisation mondiale. Il franchit un degré supplémentaire dans l'art de proposer, en regard de la civilisation d'aujourd'hui, une vision de l'avenir vraisemblable, crédible. Une convention mondiale de S-F rassemble plusieurs milliers de fans et donc autant de votants potentiels pour le Hugo ; c'est donc, somme toute, un prix du public, et il est surprenant qu'après avoir récompensé des œuvres aussi grand public qu'un tome de Harry Potter, Rainbows End sorte de l'urne. Vinge n'en est certes pas à son coup d'essai ni à son premier Hugo, mais il les avait obtenus pour de gros space operas, certes ambitieux mais au demeurant plus accessibles.
Alors oui, à l'instar de L'Œcumène d'or de J. C. Wright, Rainbows End est un roman absolument passionnant, mais, cette fois, non, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Ce livre prend décidément trop la tête pour être une pleine et entière réussite, mais une majorité de fans anglo-saxons ont pensé différemment, lui attribuant le Hugo. Pour eux, la ligne rouge n'a pas été franchie, mais vous voilà prévenu si vous vous faites des cheveux blancs… Ça ne sera au moins pas pour rien car Rainbows End a malgré tout beaucoup à offrir.