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Les critiques de Bifrost

Réalité partagée

Réalité partagée

Nancy KRESS
POCKET
446pp - 9,20 €

Bifrost n° 38

Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38

[Chronique commune à Réalité partagée, Artefacts et Les Faucheurs.]

Quelque part autour de la seconde moitié du XXIIe siècle… L'humanité s'est approprié les étoiles, se contentant dans un premier temps de son propre système solaire en colonisant des endroits tels que la Lune, Mars, Titan ou Neptune, chacun doté de son propre gouvernement, créant pour l'occasion l'Alliance solaire. C'est alors qu'elle découvre, au-delà de Neptune, un artefact d'origine inhumaine. Artefact qui s'avère être un tunnel spatial ouvrant la voie vers d'autres systèmes solaires, comprenant eux-mêmes d'autres tunnels : un véritable réseau, aisément cartographiable, qui offre pour ainsi dire l'univers aux humains. Cette technologie du voyage instantané, créée par une race extraterrestre depuis longtemps disparue (un trope de la S-F), est basée sur une science physique largement au-delà de la compréhension humaine, ce qui n'empêche pas les hommes de l'utiliser de façon intensive : colonisation, exploration, commerce : la civilisation solaire rayonne dans toutes les directions. Jusqu'à ce qu'elle rencontre sa première race extraterrestre hostile : les Faucheurs. Une race belliqueuse à l'extrême, d'une xénophobie incroyable, refusant toute forme de communication. Les Faucheurs préfèrent le suicide à la capture, ne font pas de prisonniers, détruisent tout sur leur passage… L'Alliance solaire se retrouve alors en guerre. Une guerre étrange à laquelle elle ne comprend pas grand-chose, ne sachant rien des motivations de l'ennemi. Et puis, la guerre est lointaine. En effet, les deux belligérants, sachant l'un et l'autre se servir du réseau de tunnels, et d'un niveau technologique équivalent, ont pris soin de protéger leur berceau pour porter le gros des affrontements dans les colonies galactiques. Mais bientôt cet équilibre fragile est menacé : les Faucheurs semblent faire un terrible bond technologique, inventant une sorte de champ de protection autour de leurs vaisseaux qui rend n'importe quel type de tir inefficace. Les vaisseaux Faucheurs deviennent invulnérables. Dans le même temps, une équipe d'explorateurs humains, composée de divers spécialistes scientifiques, découvre dans une galaxie éloignée une planète que les autochtones appellent Monde. Les scientifiques sont vivement intrigués par cette civilisation qui n'a pas encore atteint le niveau de la machine à vapeur et semble vivre une véritable utopie, qu'elle appelle la Réalité Partagée. Dans cette Réalité Partagée, toute pensée personnelle, individuelle, en désaccord avec la pensée communautaire, est impossible. La réalité est une, unique, partagée par tous. La violence, le mensonge sont bannis. Toute opposition avec la communauté entraîne une sanction physique immédiate : un mal de tête effroyable. Les militaires sont encore plus intéressés par Monde. En effet, une des lunes qui gravitent autour de la planète est en fait un artefact qui, après analyse, s'avère être de même facture que les tunnels. Ce n'en est pourtant pas un. Les premiers essais prouvent que cet objet est une arme extrêmement puissante, capable de renverser le cours de la guerre et de vaincre définitivement les Faucheurs. Ils démontrent également que la présence de cet artefact est indispensable à l'équilibre de la civilisation mondienne : l'extraire de son berceau pour l'emmener vers le système solaire condamnerait du même coup les Mondiens à la disparition.

Il va falloir choisir…

Dans hard science, il y a science, bien sûr, mais il y a aussi hard. Et dure, notre auteure l'est ! Savez-vous ce qu'est un attracteur étrange, un espace Calabi-Yau, la dimension d'Hausdorff ? Oui ? Alors allez-y, vous n'avez pas à vous faire de souci, tout se passera bien. Dans le cas contraire, il faudra un tantinet s'accrocher. Nancy Kress est une auteure exigeante, autant envers ses lecteurs qu'envers elle-même. D'ailleurs, la dédicace du second volume, reproduite ici in extenso tant elle est savoureuse, est sans ambiguïté : « À Charles Sheffield, fondateur de l'Association pour la Promotion de l'Erudition scientifique auprès de ceux qui se présentent comme étant des Ecrivains de Science-Fiction. » Voilà, tout est dit. Car pour pouvoir suivre les développements scientifiques de cette trilogie de haute volée, il faut davantage qu'une simple connaissance de base de la physique. Ainsi, celles et ceux qui ne sont pas au fait des dernières découvertes en physique quantique seront vite largués par ce qui s'apparente parfois à une logorrhée scientifique difficile à appréhender pour le commun des mortels. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Nancy Kress ne s'attarde pas vraiment sur les explications de texte : on suit… ou pas. Heureusement, cela n'entrave en rien la progression et l'intérêt de l'histoire. Car dans cette très intéressante trilogie (étonnamment dépourvue de titre générique), il y en a pour tous les goûts. On y trouve aussi de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de la biologie, de la géologie, de la botanique… Un panel extrêmement large qui permet à l'histoire de rencontrer un public plus large que celui, un peu limité, des sciences dites dures.

Mais… Car évidemment, il y en a un. Si Nancy Kress joue facilement avec la science, on la sent moins à l'aise avec le « pathos ». Si tout ce qui ressort de la science bénéficie d'une écriture rapide et serrée, les passages narratifs ayant trait à l'émotion, aux descriptions, à l'ambiance, sont beaucoup plus flous et relâchés. Ainsi, les personnages ne sont que peu intéressants, certains trop proches de la caricature, leurs émotions et leurs intérêts personnels trop rapidement parcourus. On a du mal à vraiment s'identifier, s'attacher à eux. Tout ce qui se rapporte aux cinq sens du lecteur est négligé : l'ambiance, le décor — on attend le troisième tome pour avoir la description d'un village Mondien —, les sons, les couleurs, il n'y a pas grand-chose dans ce récit qui nous permet de nous impliquer, et c'est avec un certain détachement que l'on assiste à ce qui se déroule sur la planète Monde.

Mais intéressons-nous de plus près aux trois tomes.

Le premier, Réalité Partagée, est assez statique. L'action se déroule en deux endroits. Une partie prend place sur Monde, l'autre dans l'espace proche de la planète. Le ton de ces deux récits est fort différent. L'équipe de scientifiques qui débarque sur la planète peine à nous rendre les choses intéressantes. On les suit dans leur installation, leurs découvertes, leur engagement, mais de manière détachée, sans vraiment se sentir concerné. Il y a pas mal de longueurs, l'action est molle et hésitante, l'aspect diplomatie peu exaltant. À l'opposé, l'enquête scientifique ultra secrète effectuée par les militaires dans l'espace autour de l'artefact est passionnante. C'est une course contre la montre, l'écriture est soignée, nerveuse, sans temps morts. La collision de ces deux parties, censée être le temps fort du récit, n'harmonise que vaguement l'histoire et laisse un goût d'inachevé.

Le deuxième tome, Artefacts, est une resucée du premier. L'arrivée de quelques nouveaux personnages, qui viennent s'ajouter aux principaux protagonistes du premier volet, permet de varier les points de vue, sans pour autant révolutionner le ton du récit. L'action se resserre et n'a plus lieu que sur la planète. La confrontation entre la civilisation techniquement sous-développée de Monde et celle, ultra sophistiquée, des humains, aurait pu générer un récit plus prenant. Malheureusement, l'auteure prend bien soin de compartimenter ces deux univers de façon à ce qu'il n'y ait que le minimum d'interactions, ce qui affadit l'histoire. La partie scientifique reste passionnante, même si quelques maladresses d'écriture viennent entraver le récit. Autant, pour expliquer ce qu'est la Réalité Partagée, Kress excelle dans le « show don't tell », autant, pour tout ce qui est scientifique, elle se contente de plaquer ici et là des pavés explicatifs insérés de façon artificielle par le biais du recourt au monologue interne ou la tentative d'explication de la part d'un scientifique qui prend en pitié le pauvre couillon de l'équipe qui essaye de suivre — couillon en question qui est tout de même le militaire chargé de toutes les décisions…

L'ultime volet, Les Faucheurs, change de ton. L'action éclate dans toutes les directions, et l'on a là une espèce de thriller scientifico-politique vraiment excitant. Complots, manœuvres politiques, enlèvements, coup d'état, fuites désespérées, découverte scientifique majeure : tout y est. On traverse plusieurs systèmes planétaires, aller-retour, et on rencontre enfin les fameux Faucheurs ! Pourtant, là aussi, difficile de ne pas se départir d'une certaine déception. Le minimum narratif syndical n'est pas toujours respecté. Kress se contente d'une description physique sommaire, d'une vision fugace d'un bout de l'intérieur d'un vaisseau, point. C'est le Grand Ennemi dans toute sa splendeur, diabolisé, intraitable, terrifiant, pire qu'un Klingon de base. On se croirait revenu au temps de la guerre froide. Une caricature de Grand Méchant qui tend à disparaître de la S-F moderne, et que l'on retrouve ici avec surprise, au milieu d'un récit à la pointe de la science. Ceci dit, l'humanité de cette trilogie flirte aussi avec la caricature, alors…

Bref, voici une histoire plus basée sur le mental que sur les émotions, difficile d'accès pour les non scientifiques, adoucie cependant par un troisième volet un peu plus « rock ». Un récit exigeant, parfois aride, mais qui reste passionnant et que l'on suit fort bien, même si, çà et là, on l'a dit, le niveau scientifique est un défi à la compréhension. Reste que Nancy Kress est une auteure assez peu publiée en France et qui vaut le détour. À l'heure où la véritable science-fiction se fait de plus en plus rare, on saluera donc ici l'éditeur pour la publication de cette volumineuse trilogie inédite, certes non exempte de défauts mais néanmoins tout à fait digne d'intérêt, avec qui plus est une mention spéciale pour les trois couvertures splendides de Stéphan Martinière.

Sandrine GRENIER

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