Redrum est la quatre-vingt dixième publication proposée par les éditons de l’Arbre vengeur, et l’occasion pour nous d’apprécier ici ses choix éditoriaux et la qualité de ses livres en tant qu’objets. S’il existe encore quelques indéfectibles adorateurs du papier, ceux-là savent que leur bibliothèque regorge de bouquins au format peu maniable, aux illustrations honteuses et sans aucune recherche de quelque esthétique que ce soit, jusque dans le choix d’une typographie ne serait-ce que lisible. Bref… Voici un livre de bonne tenue, et c’est bien agréable, même si, parce qu’il y a toujours moyen de ronchonner, quinze euros pour un petit format de moins de deux cent cinquante pages, cela place le rapport qualité/prix à la limite du raisonnable. Ceci étant dit, rentrons dans le vif du sujet.
D’abord l’auteur, Jean-Pierre Ohl. Ancien professeur de français, aux manettes de la librairie Mimésis à Bordeaux, il est aujourd’hui libraire chez Georges, dans la même région. Déjà auteur de deux romans parus chez Gallimard, Monsieur Dick ou le dixième livre et Les Maîtres de Glenmarkie, il a aussi publié en 2011 une biographie de Charles Dickens parue chez Folio. Libraire et écrivain, donc, mais apparemment assez éloigné des contrées imaginaires qui nous animent par ici…
Sauf qu’avec Redrum, on peut sans trop de risque affirmer que le pas est franchi, et que c’est plutôt réussi. Stephen Gray, spécialiste de cinéma et en particulier de celui de Stanley Kubrick, est invité avec d’autres cinéphiles à participer à un colloque sur l’île écossaise de Scarba, berceau de ses ancêtres. Leur hôte n’est autre que le célèbre Onésimos Némos, milliardaire et inventeur de la sauvegarde, procédé technologique virtuel permettant de sauvegarder les morts et de pouvoir les visiter. Les invités sont accueillis par des clones, sosies d’actrices de légende, les bungalows individuels sont recréés aux couleurs de décors de cinéma, mais le maitre des lieux se fait attendre. Sur fond de conflit en Asie pouvant dégénérer en guerre nucléaire, Stephen se retrouve sur cette île totalement surréaliste et va petit à petit découvrir quel lien particulier le lit avec Némos. Variation sur les paradoxes de la réalité, Redrum pousse aussi à la réflexion sur notre droit individuel à l’oubli, à la mémoire et au souvenir. Le style de Ohl est limpide, accompli, travaillé et pourtant, la construction du roman peut parfois sembler déroutante. Pas désagréable, loin de là, mais elle n’accorde aucune facilité au lecteur. La meilleure manière, selon nous, de respecter ce dernier, tout en le sollicitant. A titre d’exemple, le personnage troublant d’Onésimos Némos n’apparait « réellement » que tardivement dans l’intrigue. On pourrait y voir le travers d’une écriture encore un peu « jeune », mais vous aurez compris qu’il n’en est rien. Jean-Pierre Ohl est dans une maîtrise assurée de ce qu’il souhaite bâtir au service de son sujet : réalité, construction de la réalité, fantasme, fiction, rêve… et c’est avec beaucoup d’habileté qu’il contrôle le plot point de son histoire. Une lecture exigeante, donc, faisant de Redrum l’un de ces textes que l’on peut relire plusieurs fois tant ses angles de lecture et ses invitations à la réflexion, aux interprétations, sont multiples. Par-delà les références cinématographiques, le thème de la réalité, guère novateur, a déjà été très largement traité. Mais même si Jean-Pierre Ohl ne révolutionne pas la thématique, il y participe avec un regard fort légitime — et une mention spéciale, au passage, pour le chapitre où les protagonistes visitent les films de Kubrick de l’intérieur.
Fantasmagorique et jubilatoire. Un bon bouquin…