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Les critiques de Bifrost

Replis

Replis

Emmanuel QUENTIN
LE PEUPLE DE MÜ
264pp -

Bifrost n° 96

Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96

Fin du XXIe siècle ; la planète ne va pas fort. Les Terres Brûlantes, vaste contagion dont on ne sait rien, dévastent des régions entières. Impossible, dorénavant, de vivre hors des cités de façon acceptable. Quoique… L’air dans ces villes est hautement pollué : chaque citoyen doit porter un respirateur quand il sort de chez lui. Et bien sûr les capsules d’oxypur sont ration-nées. Malgré cela, les places y sont chères et les bidonvilles fleurissent en périphérie, lieux de toutes les détresses où le plus fort fait la loi. Pour couronner le tout, les États se sont repliés sur eux-mêmes : chacun pour soi.

Afin que les gouvernants manipulent leurs populations à loisir, les services de propagandes réalisent des films au montage d’une redoutable efficacité, déformant la réalité selon les commandes de la hiérarchie. Le narrateur, Daniel Sagnes, est un monteur hors pair ; ses vidéos sont impeccables. Ce professionnel sait laisser de côté ses doutes, ses dégoûts. Il vit sa routine, sans passion excessive, sans excès déstabilisant. Mais un jour, le voilà contraint d’accueillir son père en lui. Car dans cette société, on a découvert un moyen de transférer la personnalité d’un parent proche, peu avant son décès prévu, dans l’esprit de son descendant le plus compatible. Tous deux partagent alors le même corps. Or, le père de Daniel n’est pas n’importe qui : c’est l’inventeur de cette technique, capitale pour les dirigeants et les oligarques bien établis. Pas question de laisser disparaître l’homme capable de leur assurer l’immortalité. Cependant, le narrateur déteste son père, type méprisable qui ne s’est jamais occupé de son fils. Le voilà donc obligé de fuir. Loin de la ville et de son confort.

C’est l’occasion pour Emmanuel Quentin de nous offrir une vue d’ensemble de ce monde détruit, refermé sur lui-même, esclave de quelques vieux richards, égoïstes et pitoyables. Monde glaçant car bien proche d’un futur possible pour le nôtre : des populations orientées, guidées par une propagande adepte des infox – thème dans l’air du temps et rebattu depuis des années par nos chers auteurs de SF. Mais si Frederick Pohl et C.M. Kornbuth s’offraient les publicitaires et leur influence grandissante dans Planète à gogos (en 1953, déjà !), Emmanuel Quentin est bien ancré dans le présent : Donald Trump et les oligarques russes sont passés par là. Il faut convaincre, non d’acheter, mais d’accepter la réalité proposée, le récit imposé. On est bien plus près du Drone Land de Tom Hillenbrand. Un autre reflet de notre quotidien se retrouve dans ce récit : les pays refermés sur leurs certitudes, effrayés par l’autre, convaincus que la survie passe par l’égoïsme plutôt que l’échange et la ré-flexion commune. Des groupements humains livrés à leurs pulsions et à leur animalité. Pas tout à fait du post-apocalyptique, mais on retrouve dans Replis certains éléments propres au genre. Enfin, plus centré sur l’individu lui-même, le lien avec la famille est ici capital. Est-on prêt à se sacrifier pour sa famille ? De nos jours, les enfants n’accueillent plus que rarement chez eux leurs parents, même quand la seule alternative est l’une de ces maisons de retraites, ces EHPAD tant décriées. L’heure n’est plus à la cellule familiale élargie où se côtoient plusieurs générations. L’alternative imaginée dans ce roman est radicale et effrayante : recevoir la personnalité de son géniteur ou de sa génitrice dans sa tête, partager intimement des pensées, former un être double. Qui serait prêt à cela ? Dans quel but ?

Replis est avant tout un thriller, une course pour la survie, rythmée et variée. On peut lui reprocher de renforcer l’idée selon laquelle tout est complot. Mais c’est surtout un récit vif, intelligent et propre à inciter à la réflexion. Une découverte, en somme.

Raphaël GAUDIN

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