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Les critiques de Bifrost

Requiem pour les fantômes

Katherine ARDEN
DENOËL
480pp - 23,90 €

Critique parue en avril 2025 dans Bifrost n° 118

Les fantômes dont parle le titre sont ceux des morts de la Grande Guerre : ceux des soldats tués sur les champs de bataille, comme ceux des victimes civiles collatérales, à l’instar de celles qui périrent dans l’accident d’Halifax en 1917 (un navire rempli de munitions explosa dans ce port canadien, tuant 2 000 personnes). Laura, engagée volontaire comme infirmière, blessée pendant le bombardement de son hôpital près d’Ypres, revient en Belgique lorsqu’elle apprend que son frère a été porté disparu lors de la bataille de Passchendaele. Freddie n’est pas mort, mais il est perdu entre les lignes ennemies, en compagnie d’un soldat allemand. Au cours de leur errance dans un no man’s land terrifiant, les deux hommes rencontrent Faland, un violoniste que tous les soldats connaissent pour le réconfort qu’il leur apporte…

Bien que le roman de Katherine Arden ressortisse clairement au fantastique, les premiers chapitres sont dénués de tout élément surnaturel, tant rien ne saurait rivaliser en termes d’effroi et de sidération avec les horreurs de la guerre. Aucune malédiction n’égalera jamais le quotidien de ces hommes ensevelis vivants sous une casemate effondrée, dans le froid et la boue, dans l’obscurité, au milieu des cadavres et des rats ; aucun monstre ne suscitera autant de terreur que ces postes de secours où on trie à toute allure les blessés, les mourants et les morts au son de la canonnade, où les corps arrivent littéralement déchirés, où, en quelques secondes, on euthanasie un agonisant d’une piqûre de morphine.

Le paranormal finit cependant par s’immiscer dans l’intrigue et, après quelques signes discrets, comme ce trio de sœurs qui assurent prédire l’avenir, le vrai visage du violoniste se dévoile. Là réside le principal ressort du roman, dans le parallèle entre cette figure classique du diable, trompeur et corrupteur, et cet enfer sans maître qu’est la guerre. Faland propose un pacte faustien dans lequel les mortels perdent davantage que leur âme : ils se font dépouiller de leurs souvenirs, de leurs histoires. Perspective effrayante pour une autrice, et dilemme sans solution pour ces soldats brisés par les combats, qui ne peuvent échapper à leurs traumatismes qu’au prix de ce qui constitue leur propre essence.

Traitant d’un thème sombre dans un contexte qui l’est tout autant, on pourrait s’attendre à un roman d’une noirceur absolue. S’il compte plusieurs scènes difficiles et de nombreuses situations déchirantes, le livre est cependant traversé par la pulsion vitale de l’héroïne et des deux femmes qui l’accompagnent. Il n’y a jamais de légèreté, bien entendu, mais le roman compte de nombreux passages apaisés, voire lumineux. Katherine Arden réussit même à glisser dans son histoire quelques traits d’humour et une intrigue amoureuse sans naïveté ni mièvrerie. Avec naturel, tout simplement. Et tous ces personnages permettent également à l’autrice de souligner le courage et le dévouement des personnels soignants durant la Grande Guerre.

Mentionnons pour terminer que l’écriture de Katherine Arden ne manque pas de charme. Le roman est rythmé par des évocations de poèmes et des références à l’Apocalypse de Jean. Et se termine par une postface très éclairante sur le regard que les États-Unis portent sur la Première Guerre mondiale. Une réussite.

 

 

 

Jean-François SEIGNOL

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