La forêt est par excellence le lieu de l’aventure, et c’est bien ce qu’un héros de fantasy, souvent, est parti chercher. En choisissant de circonscrire son premier roman à ce territoire symbolique, qui jouit d’une force d’évocation déjà bien installée à l’époque de Béroul et de Chrétien de Troyes, Gauthier Guillemin s’insère dans la continuité d’une tradition littéraire multiséculaire. La forêt fait partie des épreuves imposées au héros, car c’est traditionnellement un lieu de danger et d’initiation. Parfois envisagée comme personnage ou sujet à part entière, sous cet angle, la voilà chargée d’une dimension allégorique. Surtout, elle va très souvent influencer, par sa nature, le déroulement de l’histoire et la façon même de la raconter. Dans la forêt, tout est possible. En faire la traversée, ce sera donc toujours se perdre, s’éparpiller, se disperser, éprouver ce qu’il reste d’humain en soi avant, peut-être, de se retrouver.
Cette traversée, Gauthier Guillemin l’illustre par le biais d’un personnage qu’on ne connaîtra jamais que sous le nom de Voyageur, et dont on n’apprendra rien si ce n’est l’obsession toujours renaissante de la découverte, ce désir d’absolu qui le pousse, au début du roman, à quitter une cité décrite comme un bagne bruyant noyé sous le smog pour aller vivre en vagabond céleste loin de la civilisation, au contact d’une nature vénérée. Il y a pourtant un prix à payer à cet ensauvagement, et le Voyageur le sait. En s’approchant trop près de leur pure vocation à vivre libre et sans entrave, tous ceux qui l’ont précédé dans l’exil se sont comme volatilisés, digérés par la forêt interdite. De fait, au bout de quelques jours à se nourrir de la chair de petits animaux exotiques et de baies cueillies, un manuel de botanique à la main, le destin du Voyageur semble devoir se dénouer en une lente agonie solitaire par empoisonnement et dénutrition. Il va survivre, pourtant. Si la forêt l’assimile, c’est en faisant passer quelque chose d’elle en lui. Il se découvre un pouvoir, celui de se téléporter d’arbre en arbre, qui lui permet de s’enfoncer plus vite, toujours plus loin dans l’inconnu. Jusqu’à ce que, épuisé, il atteigne une manière de communauté idéale dont les membres, inspirés de la gent elfique (appelés ici Ondins), vivent en harmonie avec leur environnement. Le Voyageur se lie d’amitié avec différents personnages : Quentil, son alter ego, Sente la pisteuse, fille de Krûll le nain nostalgique des cavernes, et surtout l’herboriste Sylve à l’étrange regard pétrifiant (l’obligeant à porter des lunettes de glacier) qu’il va éperdument aimer.
Rivages entreprend dès lors la relation du séjour du Voyageur au sein de cette société sylvicole trop parfaite, basée sur le partage, l’entraide et la simplicité des gestes quotidiens qui contrastent avec la technique ravageuse déployée par les citadins du début ; séjour entrecoupé de longues courses en forêt que la réapparition des Fomoires, ennemi immémorial, achève de transformer en piège darwinien…
Jusqu’à ce point, Gauthier Guillemin malaxe une matière qui emprunte aux registres de l’utopie et de la fable écolo, distillant quelque chose d’évanescent, d’onirique. À rebours d’une certaine mode favorable aux intrigues complexes pleines de personnages, de bruit et de fureur, la sienne vise à l’épure, se concentrant sur l’évocation nostalgique d’un mode d’être au monde rêvé ou disparu. Les références à Thoreau et aux légendes celtiques, transparentes, alimentent ainsi des réflexions sur la relation de l’homme à la nature, les rapports sociaux, l’importance de la mémoire et la nécessité d’entretenir l’art de raconter. De ce tableau aimable, la magie attendue peine parfois à émerger. Au-delà des maladresses d’écriture imputables à un premier roman (dialogues pas toujours inspirés, platitude de certains seconds rôles, didactisme), la lenteur délibérée de l’intrigue, mais aussi son manque de relief, de profusion, la difficulté à en cerner les enjeux, peuvent susciter chez le lecteur un sentiment d’inachèvement. Entre épure et ébauche, il n’y guère qu’une épaisseur de trait…
Mais Guillemin avance masqué. Le roman sème pourtant des indices, et on n’a pas le temps de comprendre qu’il est déjà dans votre dos à ourdir une volte-face. Car le Voyageur, s’il séduit par son charisme, son intelligence, sa curiosité et sa fougue, si les uns et les autres le veulent pour citoyen, ami ou amant, se refuse finalement à tous. Il rompt les liens, poursuit sa fuite en avant, fidèle à l’unique compagnie qu’il pense exempte de toute déception, de tout mensonge : la solitude et l’imaginaire. En venant dans la forêt, il désirait marcher sur une terre vierge, découvrir un point blanc sur les cartes. Mais au contact des Ondins, il comprend qu’il n’y a plus de points blancs sur celles de la forêt. Alors, avec sa logique particulière, il supprime la carte, tout simplement. Autrement dit, le Voyageur n’arpente pas seulement un territoire réel, la géographie concrète de la forêt, des plaines et des montagnes au-delà, avec leurs paysages, leurs lumières, mais aussi un monde intérieur. Le monde sans repère ni horizon de celui qui désire l’inconnu, la virginité d’espaces à conquérir, le pèlerin ou l’égaré empreint de l’incommensurable mélancolie de celui qui veut à la fois disparaître, ne laisser aucune trace et consacrer chaque lieu du mémento de son passage : Ici, j’ai vécu, semblent dire les petits monticules qu’il égrène derrière lui. Liberté ultime. Mais que fuit le Voyageur sinon lui-même ? Rien ne sera dit (c’est dommage) de ce qui l’a fortifié dans son insensibilité affective au profit d’une recherche de l’extase par la dépossession. Et où fuir encore lorsqu’on arrive sur les rivages du monde et que l’idéal fait soudain défaut ? L’auteur fait de ce dénouement un climax fiévreux, et l’énergie libérée par les vingt dernières pages éclaire d’un jour crépusculaire ce roman certes imparfait, mais dont les petits échecs, par chance ou suprême calcul, se muent en parabole du dépassement. Les amateurs de fantasy atypique apprécieront.