Robert SILVERBERG
ROBERT LAFFONT
408pp - 22,00 €
Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49
Roma Æterna se compose de dix textes (nouvelles, novelettes et novellas) parus dans plusieurs revues et anthologies sur une période de treize années (le premier, « Vers la Terre promise », remonte à 1989. En France, c'est en 2004 dans la collection « Ailleurs & demain » que le lectorat a pu découvrir dans son intégralité Roma Æterna. Cependant, il ne lui aura peut-être pas échappé que deux textes issus de ce livre étaient déjà disponibles en français : « Une fable des bois véniens » qui figure au sommaire du recueil Le Nez de Cléopâtre (Folio « SF »), et « Se familiariser avec le Dragon », novelette aperçue dans l'anthologie Horizons lointains (J'ai Lu).
Roma Æterna est, pour reprendre la terminologie de Eric B. Henriet, une pure uchronie. Ici, pas de paradoxe généré par un voyage temporel, ni d'univers parallèle. La ligne historique résultant de la divergence est la seule existante. Comme l'exprime le court prologue — un dialogue entre deux historiens romains — les Hébreux n'ont pas accompli leur exode vers la Palestine. Ceux-ci sont demeurés en Egypte et le judaïsme n'a pas donné naissance par la suite au christianisme. Nous nous trouvons donc devant un Empire romain qui a perduré au-delà du terme historique dont nous avons connaissance par ailleurs. Et si les Hébreux avaient émigré, quelle voie aurait emprunté l'Histoire ? Cette conjecture, hautement improbable aux yeux de nos deux historiens, d'autant plus que leur dialogue prend place en 1203 AUC (Ab Urbe Condita, retranchez 753 années pour retrouver notre datation habituelle) leur paraît tout juste bonne à stimuler l'imagination d'un plumitif œuvrant dans le domaine de la littérature plébéienne. Cette divergence ne doit évidemment rien au hasard. Elle s'inspire d'une œuvre majeure de la culture historique classique anglo-saxonne, l'essai de l'historien Edouard Gibbon (1737-1794) : Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain. Pour l'auteur britannique, il ne fait aucun doute qu'une des raisons déterminantes de la décadence de l'Empire romain est imputable au christianisme. Gibbon considère que celui-ci a contribué à détourner la population romaine de la défense de l'Empire et du consensus civique, au profit des récompenses du paradis. Les empereurs ont ainsi laissé l'armée se barbariser pendant que la classe dirigeante s'amollissait, troquant ses vertus civiques contre des vertus chrétiennes inappropriées au maintien de la cohésion de l'Empire. L'essai de Gibbon a bien entendu été la cible de nombreuses critiques, en particulier de la part de l'Eglise chrétienne. Pourtant celui-ci reste un modèle d'analyse historique doté de surcroît d'une grande qualité d'écriture.
Il n'est pas exagéré d'affirmer que Roma Æterna, est plus convaincant que La Porte des mondes (même auteur, dernière édition française chez Pocket en 1999, publié aux USA en 1967). Il se dégage de ce titre tardif une véritable réflexion sur l'Histoire alors que dans l'uchronie juvénile de l'auteur, la divergence n'offrait qu'un prétexte à des aventures tout au plus distrayantes. Robert Silverberg balaie mille cinq cents années de Pax Romana en se focalisant volontairement sur quelques instants cruciaux de cette Histoire alternative. Il instaure un dialogue entre les œuvres vives de l'Histoire — ce temps long des permanences mentales et structurelles délimité par l'historien Fernand Braudel — et le tressautement éphémère de l'existence humaine. De cet échange résulte, non une révision de l'Histoire, mais une variante, et on se rend compte que si l'Histoire a bifurqué, ce n'est pas pour emprunter un sentier radicalement différent. Pour s'en convaincre, il suffit de dérouler le fil des événements relatés dans Roma Æterna. On y retrouve globalement et jusque dans les dates — une fois la conversion faite dans le calendrier chrétien — une ligne historique qui correspond à la nôtre.
On peut évidemment avancer quelques bémols. L'approche historique de Silverberg privilégie le point de vue des puissants. L'auteur s'écarte très rarement du milieu de l'aristocratie et délaisse les petites gens, cette plèbe ravalée au rang de prolétariat laborieux et dangereux. C'est également une approche très politique qui remise en arrière-plan l'évolution des arts, des sciences et des techniques. À l'exception des textes « Avec César dans les Bas-Fonds » et « Une fable des bois véniens », on relève l'absence de ce souffle vital qui anime les plus belles réussites de l'auteur. La reconstitution historique est impeccable de vraisemblance, mais on aurait souhaité davantage de chaleur humaine et de passion ; tout ce qui finalement fait le sel de l'Histoire et distingue le roman de l'essai académique.
Néanmoins, malgré ces quelques réserves, Roma Æterna demeure un modèle d'uchronie dont la cohérence suscite l'admiration.