Dans la foulée de la nouvelle traduction du Maître du Haut Château, la collection « Nouveaux millénaires » réédite les premiers romans de Philip K. Dick dans une traduction révisée et complétée par Sébastien Guillot. Rien de très nouveau au sommaire, bien que la lecture de certains textes y gagne sensiblement en fluidité si on les compare à leur version précédente. Mais y a-t-il encore un intérêt aujourd’hui, en 2012, à rééditer les romans en question, plus d’un demi-siècle après leur parution originale ? Ou ne s’adressent-ils plus désormais qu’aux thuriféraires de Dick et aux historiens du genre ? Après tout, à l’exception du Temps désarticulé, il s’agit de récits publiés outre-Atlantique par Ace Books, dans une collection qui a certes accueilli les débuts romanesques d’auteurs de renom, de Jack Vance à Samuel Delany, en passant par Robert Silverberg ou John Brunner, mais une collection de SF populaire par excellence, dont la grande majorité des titres a depuis sombré dans l’oubli, souvent fort justement. Pour Dick, l’écriture de ces romans représentait en premier lieu un gain financier substantiel, comparé à ce que lui payaient les revues de SF pour ses nouvelles. Mais ils restent l’œuvre d’un romancier novice, qui ne peut encore prétendre à la maîtrise à laquelle il parviendra à partir du Maître du Haut Château.
Le fait est que ces romans sont bien le produit de leur époque, tant par le contexte éditorial qui les a vus naitre que par les influences littéraires qu’ils affichent. Ainsi Loterie solaire, par son intrigue alambiquée, porte-t-il la marque indélébile d’A. E. Van Vogt, tandis que Les Pantins cosmiques, rare incursion de l’auteur sur les terres du fantastique, tente de renouer avec l’ambiance des textes parus dans la revue Unknown au début des années 40. L’intérêt premier de ces œuvres est le portrait peu flatteur que fait Philip K. Dick de l’Amérique des années 50, qu’il choisisse de situer son intrigue dans le présent ou quelques siècles dans le futur. Les sociétés qu’il met en scène apparaissent à bout de souffle, au bord de la rupture, et surtout parfaitement invivables. C’est l’univers absurde de Loterie solaire, dans lequel les destinées du monde sont confiées au hasard, c’est le Relativisme des Chaînes de l’avenir, où toutes les idéologies se valent et où toute forme de religion est proscrite, c’est encore le Réarmement Moral du Profanateur, mélange de puritanisme et de techniques de surveillance dignes de l’URSS stalinienne. Et lorsqu’il n’extrapole pas, Dick se contente de mettre en scène les dérives et les névroses de sa propre époque, qu’il s’agisse de la peur atomique omniprésente dans Le Temps désarticulé ou des méfaits du maccarthysme dans L’Œil dans le ciel. Cette dernière œuvre lui permet d’ailleurs de faire un portrait proprement effarant de ses contemporains, lesquels, sous un vernis de normalité, dissimulent une collection de troubles mentaux plus effrayants les uns que les autres. Mais contrairement à ses romans précédents, Dick choisit cette fois de traiter son sujet avec une bonne dose d’ironie. C’est ce qui donne tout leur sel à ce voyage à travers une série d’univers farfelus, d’un monde où les miracles sont monnaie courante à un autre où des slogans communistes tombent du ciel pour mettre le feu aux habitations. Mais L’Œil dans le ciel fait figure d’exception, et le ton de ces romans est plus volontiers sombre et pessimiste. Le personnage le plus emblématique en est sans doute Floyd Jones, le héros des Chaînes de l’avenir, dont les dons de prémonition lui permettent de savoir avec certitude que le monde dans lequel il vit est sur le point de sombrer dans le chaos. Les personnages des autres livres n’ont pas cette chance…
L’autre intérêt de ces romans, c’est de voir Philip K. Dick y développer petit à petit ses thématiques personnelles, à commencer par la perception de la réalité et les interrogations qu’elle suscite. Dans Le Profanateur, le sujet n’est abordé que de manière anecdotique, lorsque le héros se réveille dans un autre monde que le sien, et sous une autre identité. Il est en revanche au cœur des Pantins cosmiques, l’histoire d’un homme de retour dans la petite ville qui l’a vu grandir et où il ne reconnait rien ni personne. Est-il fou ou bien la réalité qu’il a connu a-t-elle été remplacée par une autre ? Dick pousse plus avant sa réflexion dans L’Œil dans le ciel, en mettant en scène une série d’univers factices dont la non-réalité ne se révèle que progressivement. Mais c’est dans Le Temps désarticulé qu’il va le plus loin à travers le personnage de Ragle Gumm, qui voit le réel se déliter au fil du récit. Grand roman paranoïaque, Le Temps désarticulé donne l’impression troublante que le monde se réécrit au fur et à mesure, en fonction de la manière dont son héros le perçoit.
Au final, même si Loterie solaire et Les Chaînes de l’avenir accusent par certains aspects le poids des ans, si Le Profanateur souffre d’une intrigue mollassonne, et si Les Pantins cosmiques se ramasse dans ses derniers chapitres, ces romans constituent au pire une lecture tout à fait distrayante, d’autant plus agréable que le toilettage de leur traduction leur fait grand bien. Quant à L’Œil dans le ciel et Le Temps désarticulé, s’ils ne peuvent prétendre au même statut que Le Maître du Haut Château ou Ubik, ils figurent néanmoins parmi les meilleurs romans de Philip K. Dick et sont à lire ou relire absolument.