Xavier MAUMÉJEAN
LE BÉLIAL'
272pp - 19,00 €
Critique parue en avril 2011 dans Bifrost n° 62
Xavier Mauméjean a un bon pedigree. En une grosse décennie, il est devenu l’une des figures de proue de la S-FF francophone, sous les auspices de la violence feutrée et d’une certaine critique de l’aliénation sociale. La plupart de ses livres dressent le tableau de sociétés parfaites (ou voulues comme telles) qu’un excès d’ordre livre soudain à tous les dérèglements. C’est aussi le cas, en quelque sorte, dans ce nouveau roman, Rosée de feu. Après avoir placé ses histoires dans la Mitteleuropa du XVIIIe, dans la Babylone antique, l’Angleterre Victorienne ou les Etats-Unis du début du XXe, Mauméjean s’intéresse cette fois au grand traumatisme de l’histoire japonaise contemporaine, la seconde Guerre mondiale, le Japon étant vécu à la fois comme bourreau (les crimes de guerre impérialistes) et comme victime (la bombe atomique).
Il le fait à sa manière : féroce, crue, implacable. Une ouverture tout en dégradé assure le passage du document à la fiction. L’irruption d’éléments de pure fantasy (l’aviation japonaise n’est constituée que d’escadrons de dragons) dans le cours des citations d’archives, des textes de propagande, des rapports circonstanciés d’opérations militaires se fait le plus naturellement du monde. Quand l’histoire réelle est ainsi violentée, fantasmée, recréée, mythifiée, on sait qu’elle donne parfois de beaux rejetons.
1944. L’Empire du soleil levant, acculé sur son territoire par les forces américaines, place son dernier espoir dans la tactique du Vent Divin, car « une mort glorieuse vaut mieux que la vie sauve ». Cette stratégie conforme à l’honneur a été conçue par le capitaine Obayashi, dans le respect de la voie du guerrier et d’une philosophie personnelle proche du zen : « La volonté tendue vers une fin accumule les obstacles […] Le pilote se trouve en équilibre entre ciel et terre, désir et renoncement. » L’objectif est d’une simplicité redoutable : chaque pilote volontaire devra écraser son dragon alourdi de bombes sur un navire ennemi. « Un coup, une vie. » Tatsuo est un jeune soldat engagé dans l’aviation, dont la mission est d’escorter les kamikazes lors de leurs missions suicides. Tandis que son petit frère Hideo, écolier de six ans, suit la guerre depuis son village, l’oreille collée à la radio, rejouant avec ses petits camarades les batailles livrées par les héros nippons.
Le décor est posé, l’action ne fera plus qu’alterner scènes de vols meurtriers, combats plus feutrés dans les coulisses du gouvernement et de l’état-major de l’archipel, rituels paisibles et bucoliques d’un petit village traditionnel soumis à la propagande belliqueuse et mensongère de l’idéologie impériale. Une farce macabre s’organise, scellant l’alliance monstrueuse d’une spiritualité pleine de noblesse avec un imaginaire collectif dévoyé. Mauméjean montre bien comment, à l’ombre de grotesques édiles, de révérencieux imbéciles et de quelques fétiches sacralisés (médailles, articles de journaux à la gloire des pilotes sacrifiés, photographie de l’empereur), le peuple a adhéré sans réserve à l’idée du sacrifice ultime.
Cela finit bien sûr par se dégrader. Disette dans le village, tentation révolutionnaire du capitaine, cauchemardesques retours de conscience des uns et des autres. Restent l’impuissance, la honte et la désintégration mentale qui annoncent le retour des actualités d’époque, traînées de flammes sur fond d’images en noir et blanc : champignon quasi atomique (comprenne qui lira), discours de reddition pitoyable d’un empereur présumé dieu vivant. Reste encore cet épilogue d’un lyrisme aride, fixant le chaos coloré d’un tableau tirant vers l’abstraction.
La force de ce livre étonnant tient moins aux évènements qu’il relate (d’une horreur vertigineuse, traumatisante), qu’au mélange des tons et des genres qui la tempère. L’humour noir, le cynisme et même la beauté y ont leur part. La chronique historique (parfois lassante il est vrai, tant certaines séquences se répètent) se mêle à un irrationnel considéré comme plausible, dont les éléments sont scientifiquement disséqués. Le texte obéit en outre à quelques principes de composition hérités du théâtre japonais ainsi que de la pensée chinoise. Cette exigence stylistique et narrative pourra paraître un peu gratuite, elle est en tout cas parfaitement assumée (voir la postface) et mise en œuvre. Invisible par certains aspects, elle se traduit surtout dans le récit par une sécheresse de style, une absence presque totale de sentiments, d’impressions, à l’opposé par exemple de l’écriture charnelle d’un Mishima, d’une surenchère émotionnelle dont L’Empire des sens fut en son temps le fleuron. Rapporté à la trajectoire du pilote Tatsuo et au destin du peuple japonais, on peut lire Rosée de feu comme un Empire des sens renversé, où la mutilation (mentale ou physique) n’est pas l’apothéose de la vie mais sa condition même. A cet égard le livre aurait pu s’appeler : le sens de l’empire.