Audrey PLEYNET
LE BÉLIAL'
144pp - 10,90 €
Critique parue en juillet 2023 dans Bifrost n° 111
L’avenir lointain, très lointain. Les diverses espèces sentientes peuplant le cosmos se sont entredéchirées durant des siècles de guerre totale, où la génétique a joué un rôle prépondérant : si vous voulez que vos guerriers soient à la hauteur de l’ennemi, pourquoi ne pas pratiquer l’hybridation afin d’obtenir des troupes d’élite ? Mais le revers de la médaille, c’est que les combattants en sont venus à tisser des liens de fraternité : plus le conflit faisait rage, plus ils se voyaient en semblables. Alors, déserteurs, réprouvés, pirates, contrebandiers se sont regroupés pour fonder dans la clandestinité leur propre nation – la station, un planétoïde artificiel conçu pour accueillir presque toutes les espèces, quel que soit leur biotope d’origine, leur intégrité étant garantie par un système de maintenance hypersophistiqué. La station est une sorte de Point central, un nœud de commerce, d’industrie et de communication, vite devenu indispensable au cosmos connu, et l’hybridation se poursuit, génération après génération, certains souhaitant une fusion totale de toutes les espèces. Mais le ver est peut-être dans le fruit… La maîtrise de l’antique système de maintenance est incertaine, un mouvement spécien milite pour la pureté plutôt que le métissage, et les intentions des puissances interstellaires ne sont plus très claires.
Cet univers foisonnant, on le découvre par les yeux d’une narratrice humania dont le nom nous restera inconnu – ou presque : c’est son pire ennemi qui lui en donnera un – et qui évoque ses souvenirs d’enfance et de jeunesse en même temps qu’elle cherche à échapper à ses poursuivants, qui la soupçonnent de posséder un secret essentiel pour parvenir à leurs fins : son amitié amoureuse avec une ’Ha, ses relations tendues avec sa mère, son fils Joshua, ses rencontres avec des représentants d’autres espèces et les dangers qu’elle court non par conviction idéologique, mais par amour pour ceux et celles qui lui sont chers. La lutte sera âpre, et se conclura dans la tragédie…
Immersion totale dans un micro-univers autre, « expérience de xénopensée », pour reprendre l’expression de l’éditeur, cette novella est, disons-le d’emblée, une réussite totale. D’abord par sa construction, faite d’allers-retours entre présent et passé qui permettent de mieux brosser le portrait du lieu et de ses habitants – une population d’aliens tous plus étranges et fascinants les uns que les autres. Ensuite, il faut souligner la rigueur avec laquelle l’aspect SF de la situation de base et de ses conséquences est développé parallèlement à la métaphore qui le sous-tend – une guerre civile larvée : bienvenue dans l’évasion du monde réel ! –, si bien que les deux s’enrichissent mutuellement. Enfin, Audrey Pleynet maîtrise son récit de bout en bout : il n’y a pas un temps mort, les révélations s’enchaînent et la conclusion survient, amère mais lucide et non dénuée d’espoir (il faut imaginer Freyja heureuse). Son écriture, tout en fluidité et en retenue, s’accompagne d’un sens certain de l’orchestration qui fait que le livre se dévore.
Une fois parvenu à son terme, le lecteur reprend son souffle et repense à mille détails qui enrichissent le récit, dont la concision force l’admiration. Je n’en citerai qu’un, le plus significatif, peut-être : la vieille chanson servant de leitmotiv et donnant son titre au livre. Soyez-en sûrs, elle n’a pas été choisie au hasard. En dire plus serait divulgâcher.
Spéculation, sense of wonder, richesse d’évocation, maîtrise du récit, générosité de conception, et de réalisation… Rossignol fera date.