Cinquième roman de Camille Leboulanger, le troisième chez L’Atalante, Ru intrigue d’emblée par son titre court et énigmatique. Qu’est-ce que Ru ? On le découvre dès le premier chapitre, où un jeune migrant amnésique, jeté en pleine mer, arrive en vue des côtes de Ru, un continent qui s’avère être… vivant, rien moins qu’une créature gigantesque d’origine inconnue – même si certaines légendes font état d’un géant mythologique endormi. Un corps immense, donc, qui sert de cadre de vie à une société entière et ses infrastructures, autoroutes, trains, etc., un monde en soi à l’ambiance rouge – jusqu’au ciel –, où la lumière ne pénètre que grâce à une peau translucide. Le lecteur va suivre plus particulièrement quelques personnages, Y. le migrant, rebaptisé Youssoupha par les autorités locales, Agathe, l’étudiante rebelle, et le couple Arvild (photographe et cinéaste) et Sandro (chanteur), dans une lente découverte des moindres recoins du corps de Ru – à l’exception curieusement notable du sexe (trop casse-gueule ?). Mortifères ou empuantis, plus respirables, ces derniers sont pour Leboulanger l’occasion de livrer quelques morceaux d’inventivité, sans négliger de discrets effets d’humour, comme lors du passage de l’anus…
Le jeune migrant, qui ne parle pas la langue locale, va tenter de survivre dans son nouvel environnement, allant de petits boulots en petits boulots, ballotté au gré de ses rencontres et des opportunités associées. Agathe, quant à elle, perd un œil dans une manifestation de son mouvement, le Regard Rouge (toute allusion aux mouvements des Gilets Jaunes est bien évidemment fortuite) ; suite à cet incident, elle acquiert un statut de leader politique sous le prénom de Coré, et sera l’une des meneuses de la révolte d’une partie des plus pauvres parmi les habitants de Ru. Ces deux personnages incarnent la dimension sociale et politique de ce roman, prégnante tout du long : la société décrite est à plusieurs vitesses, des riches habitants de la Tête jusqu’aux laissés-pour-compte se nourrissant du sang séché de la créature dans laquelle ils vivent. L’élévation sociale, si elle est ici à prendre au pied de la lettre, reste néanmoins une utopie : elle n’existe pas dans Ru. Si Youssoupha incarne la terrible résignation qui étreint ceux qui n’arrivent plus à lutter, Coré essaye de se battre, jusqu’à faire le douloureux apprentissage de l’inutilité de son engagement face à la brutalité des forces policières. Pourtant, que deviendrait ce système social vertical dans un corps allongé si la créature devait se redresser ? Tel est l’ultime espoir auquel elle se raccroche, et qui finira par se réaliser, rebattant les cartes de la justice sociale. Mais dans une société détruite, peut-on sereinement envisager que l’égalité entre tous ne soit plus une chimère lointaine ?
Résolument weird, en prise totale avec les maux de notre société, dont il agit comme un révélateur, dystopie qui laisse entrevoir une once d’espoir, Ru est un livre intrigant, quand bien même il se perd parfois entre les méandres de la chair et ses aspirations sociales. Reste un récit fascinant et actuel porté par une belle humanité.