Cet énorme roman commence en cinq lieux distincts, avec plus encore de protagonistes. Et certains d'entre eux sont visiblement tenus en réserve pour les volumes suivants (avec plus de mille pages en édition poche, celui-ci n'est que le premier d'une série de quatre romans).
Les deux plus marquants sont, chacun à leur manière, des délinquants : Quinn Dexter, gosse des ghettos affidé à une secte sataniste, déporté sur Lalonde, une planète au stade 1 de la colonisation ; et Joshua Calvert, explorateur indépendant à la recherche des lucratifs artefacts de la race inconnue qui occupait ce qui est désormais le Ruin Ring.
Mais je n'ai ni épuisé les premiers rôles, ni soufflé mot des seconds ! Pourtant, l'auteur donne la parole à une foule de ceux-ci, même quand ils sont promis à un sort funeste au bout de quelques pages.
Avec ses dizaines de personnages, sa douzaine de planètes ou d'habitats qui se font lieu d'action, Hamilton joue l'effet univers de la science-fiction. L'humanité répandue dans la Galaxie s'est divisée en deux branches, les Edénistes, qui utilisent à fond les biotechnologies et communiquent avec leurs vaisseaux vivants par le biais de l'affinité, et les Adamistes, tenants d'une technique plus classique, qui à l'occasion reconstituent des sociétés archaïques de la civilisation terrienne en excluant soigneusement certains progrès matériels. Par exemple Norfolk, planète régie par une aristocratie nostalgique du 18e siècle anglais, produit les Norfolk Tears, une liqueur suffisamment coûteuse pour devenir un pivot du commerce interstellaire. Mais la plupart des Adamistes améliorent leur vie quotidienne d'une pincée de biotechnologie édéniste.
Le hic, et là où Hamilton n'est pas à la hauteur d'un Vance, par exemple, c'est que les cultures qu'il décrit sont souvent des copies conformes de celles que nous connaissons maintenant. C'est censé plaire aux futurs colons des mondes concernés, mais soyons sérieux : on ne leur demande guère leur avis, et la colonisation n'est pas toujours envisagé dans le livre avec le froid réalisme commercial que suppose l'orientation très capitaliste de la civilisation humaine qui nous est présentée.
Sur Lalonde, la colonisation avance sur le dos de nouveaux arrivants, condamnés à la construction de cabines en rondin et au défrichage quasiment manuel d'une jungle redoutable. Ce gâchis humain est aussi invraisemblable qu'épouvantable : Lalonde est gérée comme une entreprise ; les colons paient leur place pour échapper à la fourmilière urbaine de leur planète d'origine, et la compagnie concessionnaire espère à très long terme (tellement long qu'il échappe aux modèles financiers actuels, soit dit en passant) tirer profit de l'opération. Mais, incapables d'exploiter ses qualifications de départ, le matériel humain, le plus précieux et le plus coûteux à transporter sur les distances interstellaires, est gaspillé.
Lalonde ressemble plus pour moi à la rationalisation du désir de son auteur de créer une planète western ; et Norfolk, à une planète Jane Austen. C'est aussi là que la ligne narrative épouse les contours de la romance la plus classique (jeune fille aristocratique cherche à échapper au carcan familial et au mariage promis avec crétin de son milieu ; séduite et abandonné par fringant capitaine de vaisseau spatial de passage) Ces clichés sont recyclés avec brio, mais me font l'effet d'une trahison de cette imagination qui devrait être au cœur de la SF.
L'intrigue principale ne se met en marche que passé le premier quart du livre. On croit d'abord à une révolte des forçats, les transportés involontaires, de Lalonde ; ils sont en fait séquestrés, privés de leur volonté par des entités étrangères. Et surtout leurs corps sont dotés de capacités extraordinaires : ils se guérissent sur le champ de la plupart des blessures, ils projettent d'impressionnantes décharges d'énergie. Et la séquestration est bien une possession, par les âmes des morts, enchantées de retrouver un chemin vers le monde du vivant…
À la fin du livre, si l'action violente n'a pas manqué, on peut dire que le décor est en place pour la lutte titanesque qui s'engage. Des héros s'esquissent, et des menaces futures.
En un sens Peter Hamilton, avec ses histoires de revenants et de possession, ne fait pas de la SF. Mais c'est la même mixture d'horreur (pour les enjeux) et de SF (pour le décor) que nous a donnée Dan Simmons dans Hypérion. Hamilton, s'il n'a pas le talent littéraire de Simmons, donne un traitement nettement plus SF de son histoire : l'accent est sur les grands mouvements stratégiques, et sur la débrouillardise de personnages comme Joshua, dans le droit fil de la SF américaine de l'âge d'or (il est frappant de constater à quel point cet auteur britannique fait américain ; même Norfolk ressemble à une version Disneyland de la vieille Angleterre.)
Peter Hamilton revendique donc l'héritage d'un autre Hamilton, Edmond, celui des Rois des Étoiles. Il a un air de Jerry Pournelle et de tout le courant anarcho-capitaliste américain au niveau des préférences politiques : si Joshua Calvert est une crapule qui viole les règlements et joue à cache-cache avec la Flotte de la Fédération, il est sympathique parce que c'est un entrepreneur indépendant. À l'inverse, Quinn Dexter, délinquant minable, est un personnage totalement répugnant au plan moral. Après tout, il est né dans le ghetto. Sans avoir de sympathie pour les paumés de la violence, on peut trouver le trait forcé. J'ai du mal, toutefois, à me rendre compte à quel point Hamilton est sérieux ou ironique avec ses créations. Il est certainement aux antipodes idéologiques (et moins brillant dans l'invention de sociétés) qu'un autre auteur britannique auquel l'ampleur de l'action peut faire penser, Iain M. Banks.
De fait, le modèle de Hamilton, s'il faut lui chercher un, serait sans doute Orson Scott Card. Tout en écrivant une SF plus astronomiquement correcte que celle de Card, il ne va jamais jusqu'à prendre l'aventure scientifique pour propos. Tout comme Card, il ne craint pas d'évoquer des scènes d'une violence extrême pour mettre en exergue les enjeux moraux d'un livre où le Mal est sans ambiguïté, même si multiforme, et le Bien parfois un peu plus difficile à trouver.
Un trait marquant du livre est sa référence fréquente à la religion. Les Églises chrétiennes se sont réunifiées, et chrétienté et rectitude morale sont souvent liées. À l'inverse, l'abominable Quinn Dexter est un sataniste dévot. Le retour des âmes des limbes est lui-même une sorte de confirmation de la religion chrétienne (ambiguë : ces âmes n'ont rencontré dans l'au-delà aucune présence transcendante), et seule la foi chrétienne semble promettre un salut contre la menace.
Mais si Scott Card ou Gene Wolfe produisent des textes profondément marqués par leur religion, souvent sous forme de paraboles, Hamilton met en scène peu d'ecclésiastiques (à l'exception du Père Horst), et jamais les questions profondes liées au cœur de la croyance, ou au code moral lié à la religion. Ce livre n'a non plus ni la culture d'un Wolfe, ni l'intensité des conflits moraux et sentimentaux d'un Card.
Restent une facilité, un foisonnement romanesque, et une intensité de l'action — Hamilton excelle dans la description des combats spatiaux — qui permettent, en dépit de l'ordinarité de l'écriture, une comparaison avec les space operas de Pierre Bordage. Autant dire qu'on ne s'ennuie pas en lisant Hamilton, qui a un véritable talent de feuilletoniste.
[Lire également l'avis de Claude Ecken sur les deux tomes de Rupture dans le réel.]