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Les critiques de Bifrost

Sauvagerie

Sauvagerie

James Graham BALLARD
TRISTRAM
128pp - 13,00 €

Bifrost n° 59

Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59

Sauvagerie s’inscrit encore dans ce vaste projet d’exploration littéraire de ce que l’auteur avait appelé dans un article de New Worlds en 1962 (à lire dans Millénaire mode d’emploi) les « espaces intérieurs ». Ici, c’est la télésurveillance et le retranchement de familles aisées dans des résidences paradisiaques surprotégées qui fournissent le cadre d’une intrigue sans suspense — l’on identifie rapidement les coupables —, mais d’une remarquable densité. En cent vingt pages, J. G. Ballard nous introduit dans un enfer hyperfonctionnel où rien ne distingue une image de sitcom d’une image de charnier.

Pangbourne Village est un enclos résidentiel du Berkshire, non loin de Londres. Dix familles de riches propriétaires, symboles de la réussite capitaliste, vivaient dans cette édénique enceinte de seize hectares, surprotégée, clôturée, munie d’alarmes électriques, aux allées privées surveillées vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des patrouilles et des caméras vidéo. On y nageait dans un tel bonheur qu’une équipe de la BBC s’apprêtait à y tourner un édifiant documentaire. Alors, comment expliquer l’assassinat des trente-deux adultes, et la soudaine disparition de douze enfants et adolescents ?... C’est ce que cherche à comprendre Richard Greville, consultant psychiatre mandé par le Home Office, auteur du journal médico-légal que nous lisons. Toutes les hypothèses sont examinées, mais aucune n’est jugée réaliste. Deux mois après les événements, la police ignore encore tout de l’identité des coupables, et n’a trouvé aucune trace des enfants kidnappés. Le docteur Greville, chargé du dossier, est d’abord incrédule lui aussi, mais à mesure qu’il s’imprègne de l’atmosphère doucement concentrationnaire de la résidence, il finit par reconstituer les faits, et par entrevoir une vérité extrêmement dérangeante… Greville insiste très tôt dans son journal sur le caractère aseptisé de la résidence, et dessine peu à peu l’image d’une vie parfaitement saine, raisonnable et bienveillante — à laquelle fait d’ailleurs écho le style clinique du texte —, débarrassée de toutes les impuretés et zones d’ombres du monde extérieur. L’endroit va cependant finir par révéler son envers. Et pour commencer, on y reste entre soi, sans pour autant se fréquenter. En rétrécissant leur univers, les habitants de Pangbourne ont effacé de leur conscience tout élément indésirable… Ainsi n’ont-ils rien vu de ce qui se tramait dans leurs propres résidences.

Aux riches heures du thatchérisme, quelques années avant American Psycho de Bret Easton Ellis — et avant le massacre de Columbine —, J. G. Ballard laissait déjà entendre dans ce stupéfiant roman, inspiré des meurtres de Michael Ryan à Hungerford, que dans les paradis sains, civilisés, fermés sur eux-mêmes et étanches au bruissement du monde, dans ces microcosmes hyperréels auxquels aspire l’homme post-moderne, la sauvagerie s’impose comme la dernière forme de subversion, la dernière liberté à sa disposition. Glaçant.

Olivier NOËL

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