Barry N. MALZBERG
L'OLIVIER
190pp - 12,90 €
Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76
Jamais je ne pensais avoir l’heur de chroniquer un livre de Barry N. Malzberg, auteur qui ne fut publié en France qu’au cours des années 70, principalement durant le second lustre de celles-ci : onze romans totalisant treize éditions. La réédition en 1980 de Service d’ordre chez Lattès, dans la collection « Titres SF » que dirigeait Marianne Leconte, fut sa dernière publication SF dans notre pays, plus de dix ans avant que votre serviteur ne rédige ses premières chroniques. Ensuite, il n’y eut plus que La Nuit hurle, un polar coécrit avec Bill Pronzini, au Fleuve Noir en 83, puis… un silence assourdissant. Quantité d’éditeurs s’étaient pourtant risqué à le publier : Opta, Casterman, Sagittaire, Olympia/Marie-Concorde, J’ai Lu, Champ Libre et Marabout. Ce qui ne le servit peut-être pas au mieux. S’il est un auteur anticommercial, un seul, c’est bien Barry Malzberg ! Personne n’a comme lui déconstruit la SF, pulvérisé ses mythes, à commencer par la conquête spatiale dans Capitaine Parano et plus encore Apollo & après… ; suivi du mythe Kennedy dans Scop et la Destruction du temple ; et enfin la SF elle-même dans Un Monde en morceaux et L’Univers est à nous. Service d’ordre et Dans l’enclos ne sont pas moins sarcastiques ni dévastateurs. Il faut bien dès lors admettre que le fan de base n’apprécie pas forcément qu’on lui dézingue sa littérature fétiche, et peut voir en Malzberg un malotru crachant dans la soupe. Si le public pouvait faire fi des aspirations intello d’un Delany réformant le space opera de fond en comble, ce n’était pas le cas avec Malzberg, qui poussa la déconstruction de la SF loin au-delà de ce qu’écrivaient les plus extrémistes représentants de la New Wave, tels Craig Strete ou Mark S. Geston. Sans forcément partager les points de vue de l’auteur, il devenait alors impossible de continuer à lire de la SF comme avant après avoir lu Malzberg, on la voyait désormais autrement, de plus haut…
Screen parut en 1970 chez Marie-Concorde, sous-marque de l’éditeur américain Olympia Press, où il fut suivi l’année d’après par L’Oracle aux mille doigts. En 1968, Malzberg rencontre Maurice Girodias, l’éditeur du Lolita de Nabokov, de Joyce et Henri Miller, mais aussi de romans érotico-pornographiques (ce qui ne veut pas dire mauvais !). Girodias propose le thème de Screen à Malzberg, qui accepte. « Ce livre est un chef-d’œuvre », écrira-t-il plus tard à Malzberg. La réédition de ce roman traduit par Eric Kahane, le frère de Girodias, sous le titre Crève l’écran, inaugurera en 1975 la collection « Contrecoup » du Sagittaire, où l’on retrouvera aussi Copurotor (ça marche !) de Ray Kainen. La sexe-fiction était désormais un sous-genre qui s’étendait des Amants étrangers de Farmer audit Screen, en passant par Tendre réseau, Défense de coucher, Vénus plus X, Orgasmachine, Vice versa, Tous vers l’extase et l’antho Eros futur. Suivront encore Langues étrangères de Di Filippo, ou l’illisible chef-d’œuvre du Japonais Shozo Numa : Yapou, bétail humain. Le genre périclita avec la libération sexuelle, et parce qu’il avait dit ce qu’il avait à dire.
Le prétexte SF de Screen est des plus mince. A l’instar d’Alice, Martin Miller passe à travers l’écran de cinéma pour pénétrer l’univers des plus grandes vedettes d’alors, Sophia Loren, Elizabeth Taylor ou encore Brigitte Bardot, et se livrer à de torrides ébats avec elles en se glissant dans la peau de leurs amants, Mastroianni, Vadim… Il va sans dire qu’en regard, sa vie étriquée et solitaire de petit employé de la Sécurité Sociale de New York le laisse plutôt aigri tandis que ses relations dans le monde réel souffrent de la comparaison et ne l’épanouissent guère.
Hymne à l’amour, au cinéma et au néant, Screen est l’histoire d’un homme qui oscille entre une riche vie fantasmée et une autre, médiocre, mais réelle, flirtant en permanence avec la folie, et le cinéma pour toile de fond, qui, s’il peut engendrer de terribles frustrations, rend surtout le monde plus supportable en offrant l’indispensable part de rêve qu’attend tout un chacun.
Remarquablement servi par l’écriture brillante de Malzberg, qui révèle son amour des femmes et où la part belle est laissée aux pages érotiques, Screen relève bien davantage du mainstream que de la SF. Si Malzberg se fait déjà volontiers sarcastique dès ce premier roman, et on le voit très critique vis-à-vis de la société américaine, l’iconoclaste de la SF est encore en devenir.
Reste à tirer un immense coup de chapeau à l’éditeur pour avoir exhumé ce roman des limbes d’un oubli de près de quarante longues années.