Ils sont les Premiers et ce sont des dieux. Ils s'appellent Shiva, Brahmâ, Vishnou, Yama, Kali ou Kalkin, détiennent des pouvoirs extraordinaires et règnent sans partage sur le monde des hommes. Une planète, loin de Terra, où toute avancée technologique humaine est détruite, où le dogme religieux est insidieusement inculqué dans les esprits, où l'immortalité est un service payant. Un jour, Kalkin s'émeut de l'injustice qui caractérise le règne des dieux — ses pairs dont il connaît la véritable nature. Il descend se mêler au peuple, où se côtoient mortels et immortels, pour porter la bonne parole, celle d'une nouvelle religion, avec laquelle il espère affaiblir les faux dieux et desserrer leur emprise sur les hommes. Ce qui ne plait évidemment pas aux maîtres du Paradis, qui voient soudain leur autorité ébranlée. Un bras de fer psychologique et politique s'engage alors entre Kalkin l'Enchaîneur, qui se fait appeler dorénavant Sam (diminutif de Mahasamatman), le Seigneur de lumière ou Bouddha, et les dieux. Après une tentative d'assassinat manquée, l'affrontement se transforme en une guerre ouverte et meurtrière, car c'est seul que le Paradis veut régner sur les hommes et leur promettre l'immortalité…
Publié en France en 1975 (Denoël « Présence du futur » n°181), Seigneur de lumière n'a bénéficié d'une révision de traduction que récemment (Denoël « Lunes d'encre », février 2009), notamment pour pallier l'absence d'une partie substantielle du texte originel. Cette révision arrive assez tard, est-on tenté de dire, car sur le seul plan thématique, Seigneur de lumière est sans doute aucun l'œuvre la plus aboutie de l'auteur, qui publiait alors son troisième (!) roman.
Immortalité et hommes dotés de pouvoirs divins sont des thèmes récurrents dans l'œuvre de Zelazny (on pense à Royaumes d'ombre et de lumière, L'Œil de chat, le cycle d'Ambre et surtout L'Ile des morts), une œuvre où bon nombre de titres reposent sur une mythologie ou un panthéon exotique. Ici, sont conviées à la fête deux religions majeures de l'Asie : le bouddhisme et l'hindouisme, proches géographiquement mais séparées par un gouffre que Zelazny met en relief avec fidélité. Le roman est profond, virtuose, documenté, et il n'est donc pas étonnant d'y trouver un grand nombre de références théologiques et mythologiques « sérieuses » dont, entre autres, les Védas de l'hindouisme et les dix préceptes du bouddhisme. Le lecteur curieux se rendra d'ailleurs rapidement compte de la fidélité du texte en se documentant dans des livres spécialisés.
Une guerre divine, c'était le terrain idéal pour Roger Zelazny, l'un des poètes de la science-fiction et le plus à même d'imaginer un tel conflit, forcément cataclysmique. Sa plume ciselée rend à la perfection l'atmosphère des batailles titanesques ; il décrit avec une rare aisance des héros pas toujours francs du collier et des scènes en tous points dramatiques. Et pourtant, dès le début, il ne nous simplifie pas la tâche pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce Seigneur de lumière. Les chapitres ne se suivent pas dans un ordre chronologique strict — une autre façon symbolique de se rapporter au bouddhisme —, l'histoire commençant alors que Sam a déjà perdu la bataille et qu'il vient juste de se réincarner. Ce qu'ignorent à ce moment-là ses adversaires.
Qu'on ne s'y trompe pas, ce roman n'est pas le récit d'une guerre de religions, mais plutôt la description d'une petite aristocratie d'ego surdimensionnés mais tristement humains confrontée à un mouvement révolutionnaire : l'accélérationnisme. La bataille n'oppose pas des dieux ou leurs dogmes, mais des hommes aux pouvoirs effrayants. De divin, ils n'ont que la puissance, et s'ils réussissent à s'affranchir de leur condition mortelle, ils ne possèdent pas la sagesse pour exercer un tel pouvoir. Immortalité et puissance donnent-ils un droit de vie et de mort sur autrui ? Cela fait-il de vous un dieu ? C'est à ces questions, et à bien d'autres, que répond ce roman intemporel, lauréat du prix Hugo 1968.