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Les critiques de Bifrost

Shadrak dans la fournaise

Shadrak dans la fournaise

Robert SILVERBERG
J'AI LU
320pp - 6,00 €

Bifrost n° 49

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

En 2012 Gengis Mao règne sur une Terre au bord du chaos, à Oulan Bator, dans un empire Mongol hérité de l'ancienne URSS. La population humaine a été réduite des deux tiers en raison d'une éruption volcanique gigantesque survenue en Amérique du Sud, et des séquelles d'une guerre bactériologique qui condamne les survivants au « pourrissement organique », sorte de peste du futur.

Réfugié au sommet d'une Tour en compagnie d'une oligarchie, le tyran dirige, observe, contrôle le monde par l'intermédiaire d'innombrables satellites ou caméras.

Ce n'est pas sa seule occupation. Prévoyant, il s'est adjoint les services d'un médecin à temps complet, Shadrak Mordecai, dont le corps est incrusté d'une multitude de capteurs qui le renseignent constamment sur l'état de santé de son patient, ou ses activités en cours.

Pourquoi se doter d'un tel attirail médical ? Gengis Mao est en fait un vieil homme obsédé par la mort dont il repousse l'échéance à coup de transplantations d'organes. Quant à son successeur désigné, Mangu, c'est en réalité un pantin, futur réceptacle de l'esprit du dictateur.

Mais voilà que Mangu décède. Oui va le remplacer ?

Paru en 1976, ce roman fut un échec commercial et constitua un tournant dans la carrière de Robert Silverberg. En professionnel de l'écriture, l'auteur cherchera d'autres voies romanesques. S'ensuivront le cycle de Majipoor et une série de volumes inégaux, plus volumineux, moins « personnels ».

C'en sera fini des ouvrages courts et haletants de la « période faste », des flamboyances stylistiques de L'Oreille interne ou du Fils de l'homme.

Pourtant, à y regarder de plus près, Shadrak dans la fournaise ne mérite pas cet ostracisme.

Ainsi, les deux thèmes traités par Silverberg, l'identité corporelle (ou plus précisément ici le transfert) et l'interrogation éthique sont au coeur d'Axiomatique, le très remarqué et remarquable recueil de nouvelles de Greg Egan (éditions du Bélial').

Deux consciences pour un corps unique, à l'instar de L'Homme programmé, autre roman de Silverberg, voilà donc la première bonne surprise conceptuelle de ce livre. Via les capteurs, Gengis Mao et Shadrak se partagent le corps du dictateur. Le médecin est ainsi averti des dérèglements organiques de son patient avant même que les manifestations symptomatiques remontent à la conscience de celui-ci. Silverberg pousse même plus loin l'idée de la confusion identitaire en faisant rédiger le journal intime de Gengis Mao par Shadrak.

Au-delà du thème du transfert (qu'a exploité à outrance un certain Alfred Hitchcock), ce roman invite le lecteur à d'autres réflexions : surgissent en effet aujourd'hui des injonctions médicalo-marketing du type « être à l'écoute de son propre corps » ou « être conscient de son corps ». Mais justement, que savons-nous de notre intimité en dehors de manifestations pathologiques qu'il faut absolument réprimer ? L'idée profonde de Silverberg est peut-être là : le corps, cet étranger que nous devons réduire au silence.

Deuxième grand thème abordé dans l'ouvrage : le débat éthique.

Shadrak dans la fournaise, comme beaucoup de récits de Robert Silverberg, retrace l'itinéraire spirituel d'un personnage. Le nom du médecin n'est d'ailleurs pas anecdotique. Le romancier l'a emprunté à un épisode biblique, le Livre de Daniel.

La question posée est celle-ci : Gengis Mao est-il un Mal nécessaire garant de l'ordre du monde et de sa survie, ou est-il un Mal absolu ?

Dans un premier temps, Shadrak prend parti pour le Mal nécessaire. Mais la mort de Mangu et la révélation qui s'ensuit soulèvent une deuxième question : peut-on traiter le Mal sans y succomber à son tour ?

Les affres de la fournaise évoquée dans le titre s'apparentent donc aux affres de la conscience et du choix.

Pour résoudre ce dilemme, Shadrak s'efforce de rompre son emmurement moral (les tours n'ont pas bonne réputation chez Silverberg) et d'aller à la rencontre de l'humanité souffrante.

Voilà donc la matière d'un roman très riche.

Ces mouvements de l'âme humaine, que renforce le choix narratif du présent de l'indicatif, ne devraient pas laisser le lecteur indifférent.

Jean-Louis PEYRE

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