Imaginez ! Sherlock Holmes et le Dr Watson ont vraiment existé, et tout le monde le sait. Cthulhu et les autres Grands Anciens existent vraiment, mais ça, personne ne le sait. Imaginez ! James Lovegrove, l’auteur britannique bien connu, reçoit, par un heureux hasard testamentaire, trois manuscrits inédits du Dr Watson. Après quelques vérifications quant à leur authenticité, Lovegrove les juge assez crédibles pour être offerts à la sagacité de lecteurs qui pourront ainsi se faire leur propre opinion. Ces trois manuscrits constitueront trois romans relatant des événements, jusqu’ici inconnus, survenus en 1880, 1895, et 1910.
Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell est le premier des trois. On y apprend la vérité longtemps dissimulée sur les aventures afghanes de Watson et la cause véritable de son rapatriement d’urgence en Angleterre. On y voit la première rencontre entre le jeune retraité et celui qui allait devenir son mentor et ami. On y apprend comment ce dernier, pas encore l’immense détective qu’il est supposé devenir, découvre une réalité incroyable et terrifiante que même son esprit rationaliste est obligé d’admettre. On y découvre un Moriarty bien plus néfaste que dans l’histoire officielle, en quête d’une domination sur le monde plutôt que sur le crime.
Lovegrove livre avec ce premier ouvrage un pastiche/mashup de plutôt bonne tenue. L’habitué des deux cycles y retrouvera ses petits. Holmes et Watson ressemblent à Holmes et Watson : arrogance intellectuelle, brillance, et manque de tact pour l’un, loyauté, courage et fortitude (y compris face à la brusquerie récurrente de Holmes) pour l’autre, sans oublier la certitude commune et presque naïve de la supériorité britannique. Racontée, comme de juste, par Watson, dans un anglais victorien tout à fait convaincant (5), l’histoire (puis la trilogie) est présentée comme l’histoire secrète de Sherlock Holmes. Se confiant au lecteur, Watson présente comme un écran de fumée les récits que nous tenions jusqu’ici pour vrais, et nous invite à découvrir enfin le vrai combat du duo, un combat de toute une vie non pour la justice et contre le crime mais pour la survie de l’espèce humaine face aux menées de cultistes dégénérés œuvrant à ramener à l’existence des entités aussi incroyables que mortelles.
Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell est un bon divertissement. Le style de Watson est présent (tout en retenue britannique même lorsqu’il décrit des horreurs, donc sans l’avalanche lovecraftienne d’adjectifs), les personnages collent à ce qu’on connaît d’eux. Il y a un plaisir certain à revisiter l’histoire des deux détectives, à corriger la chronologie, à imaginer qu’ils auraient pu mener un combat occulte durant toutes ces années sans que nous l’ayons jamais su. Lovegrove, tout à son plaisir d’écrivain, se permet même des références qui sont autant de clins d’œil aux lecteurs de Lovecraft ou de Doyle. Les pisse-vinaigres reprocheront peut-être un name-dropping lovecraftien un peu appuyé (qu’on mettra sur le compte de la volonté holmesienne de TOUT savoir sur ces entités qu’il découvre, comme il essaie toujours de tout savoir sur tout), ou la construction en deux parties assez distinctes : l’enquête holmesienne puis la partie pulp quand, faits rassemblés, il faut se dresser face à l’inconnu au péril de sa vie (les rôlistes adoreront).