Pour les (deux ou trois) lecteurs et lectrices ne connaissant pas encore Stephen King, sans doute Si ça saigne fera office d’éclairante introduction à l’œuvre du maître de Bangor. Cette réunion de quatre longues nouvelles – celle donnant son titre au recueil frisant même la novella – constitue en effet une idéale synthèse des personnages et thèmes chers à King.
Le récit liminaire, « Le Téléphone de M. Harrigan », a pour protagonistes un jeune garçon prénommé Craig et un homme âgé du nom de Harrigan. Vivant dans un de ces recoins des États-Unis épicentres de la topographie kingienne, le duo ainsi formé fait écho à nombre d’autres imaginés par l’écrivain. Fruit du hasard – voisin de Harrigan, Craig gagne un peu d’argent de poche en lui faisant la lecture –, cette relation se mue au fil du temps en une sorte d’amitié teintée d’une dimension grand-paternelle. Celle-ci évoque le lien à la fois affectif et initiatique forgé par Danny et Hallorann dans Shining, ou bien encore celui réunissant Bobby et Brautigan dans la nouvelle« Crapules de bas étage en manteau jaune » ( Cœurs perdus en Atlantide). Nimbé par ailleurs d’une confuse et inquiétante dureté qu’éclairera le basculement du récit dans le fantastique, ce motif du vieil homme et l’enfant renvoie aux déclinaisons plus sombres qu’en a faites King. Comme dans la novella « Un élève doué » (Différentes saisons) ou dans le récent Revival. À l’instar de ce roman, la nouvelle fait de la mort et de sa non acceptation son thème central, tout en conférant une fonction surnaturelle au téléphone de M. Harrigan. Cet ensorcellement d’un banal smartphone ancre un peu plus « Le téléphone de M. Harrigan » dans la mythologie de son auteur, riche en objets du quotidien possédés par une force surnaturelle (« La Presseuse » dans Danse macabre, Christine, etc.)
Combinant avec succès une caractérisation des personnages tout en humanité et une narration allant impeccablement crescendo (ces deux fondements de l’art kingien), « Le Téléphone de M. Harrigan » compte parmi les meilleurs textes du recueil. S’y joint « Rat », une nouvelle mettant en scène une autre figure récurrente chez King : celle de l’écrivain en proie aux affres de la création. L’histoire de Drew Larson, un auteur au succès aussi modeste que passé parti chercher l’inspiration dans un chalet de montagne, s’inscrit dans la lignée de Shining et autre Misery. À peine moins névrotique que le Jack Torrance du premier, Drew va faire dans sa retraite montagnarde la rencontre d’une très singulière sorte de muse, aussi inquiétante que la Annie de Misery. Et l’on pourrait encore ajouter à ces échos internes à l’œuvre de King le motif de la catastrophe climatique renvoyant – dans des proportions ici certes plus modestes – à La Tempête du siècle, ainsi que celui de l’animal diabolique. Le rat se substituant ici au chat de Simetierre, comme semble malicieusement le suggérer la couverture du recueil…
Mais si ce recueil réunit deux beaux échantillons de la matière kingienne, il en comprend aussi de bien moins brillants. Les poussifs « La vie de Chuck » et « Si ça saigne » rappellent en effet que le très prolifique King ne frappe pas toujours juste. Notamment lorsqu’il s’éloigne par trop du fantastique – sa terre d’élection, celle en laquelle il est un maître définitif – pour s’essayer à un semblant de littérature blanche (« La Vie de Chuck ») ou policière (« Si ça saigne »).
À moitié convaincant, Si ça saigne n’en reflète somme toute que mieux les contours d’une œuvre essentielle, bien qu’oscillant entre ombres et lumières littéraires.