Raphaël DOAN
PASSES COMPOSES
20,00 €
Critique parue en octobre 2023 dans Bifrost n° 112
Dernière grande révolution dans le domaine des technosciences, l’IA fascine au moins autant qu’elle effraie, suscitant enthousiasme, angoisse ou déploration. Raphaël Doan choisit d’en faire un outil pour dérouler les scenarii d’une histoire contrefactuelle, interrogeant à la fois la matière et le processus historique, non sans réveiller l’éternel débat autour des bienfaits et des méfaits de la technologie.
Le normalien et agrégé de littérature classique, auteur de quelques essais d’histoire antique, porte en effet un intérêt très vif aux LLM (Large Language Model), matrice de ChatGPT et consorts, au point d’en faire l’argument principal de son essai. Dans le présent ouvrage, il mobilise les ressources de l’IA pour synthétiser de l’image et générer du texte, confrontant l’Empire romain à une modernité que d’aucuns pourraient juger anachronique. Ne se contentant pas de dicter ses instructions à la machine et de retoucher le fruit de ses calculs, il introduit également un dialogue avec l’Histoire sous la forme de commentaires. Il en résulte un hybride pas complètement convaincant, mêlant la puissance algorithmique de l’intelligence artificielle et un point de vue humain favorable à la technologie. Raphaël Doan est en effet persuadé que l’homme doit s’accommoder du progrès et non s’y opposer, sans en ignorer toutefois les effets pervers, l’outil restant un moyen au service d’une volonté.
En prenant l’exemple de l’Empire romain, l’auteur ne s’aventure certes pas complètement en terrain inconnu. Le sujet fait sens pour un lectorat nourri des représentations colportées par les séries et films historiques, voire leurs déclinaisons vidéoludiques. De même, l’historien intervient à la marge sur un sujet qu’il maîtrise bien, ce fait lui permettant de débusquer les contre-sens historiques. On ne peut cependant pas s’empêcher de pointer l’artificialité de la chose, la platitude du style et l’impression de déjà-vu qui se dégage de l’ensemble. Si l’auteur puise en effet ses prémisses dans l’histoire antique, l’algorithme se contente quant à lui de calculer, de compiler, d’extrapoler un récit alternatif avec les données à sa disposition, lesquelles sont issues du vaste corpus d’autres périodes historiques. Il en ressort un manque flagrant d’originalité, voire de vitalité. Rien de neuf sous le soleil, serait-on même tenté de dire. Bref, on s’ennuie beaucoup en lisant les productions laborieuses de GPT-3, et seule l’analyse de l’historien redonne un regain d’intérêt à l’exercice, par exemple lorsqu’il sort de l’oubli l’éolipyle d’Héron d’Alexandrie, les automata hellénistiques, la pensée critique d’Empédocle, écologiste avant l’heure, ou spécule autour de la « pile de Bagdad », artefact évoquant une pile électrique primitive, voire lorsqu’il interroge les mentalités antiques sur les sujets du travail manuel, de la religion ou des rapports sociaux. Mais on ne s’écarte guère du commentaire de texte, celui d’un élève appliqué à plaire à son professeur et à le conforter dans son savoir.
Pour terminer, Si Rome n’avait pas chuté se révèle d’une extrême indigence du point de vue de l’uchronie. Les compositions de GPT-3 reflètent en effet davantage notre présent, laissant en jachère le territoire stimulant de la spéculation contrefactuelle pour lui préférer celui d’un ersatz kitsch et un peu toc qui ne change finalement pas grand-chose à la face du monde, à la différence du nez de Cléopâtre.