Frédéric CASTAING
AU DIABLE VAUVERT
336pp - 18,00 €
Critique parue en octobre 2009 dans Bifrost n° 56
« — Je veux devenir écrivain.
— T'as raison, c'est bien écrivain. »
La société civile évoquait la possibilité d'enfermer les enfants délinquants, Frédéric Castaing l'a fait. Coupable d'un acte dont il n'a pas souvenir (il a été commis avant l'âge de cinq ans), le narrateur, qui rêve d'être écrivain à une époque où l'écrit ne semble plus compter dans la formation intellectuelle ni dans l'estime des gens, est libéré à l'âge de 22 ans, avec un maigre pécule pour démarrer dans la vie et déjà nombre d'inconnus à ses trousses, certains parce qu'ils refusent la mise en liberté de dangers publics.
« — Donner un point de vue panoramique…
— Mais c'est plus possible. »
Nous sommes dans un futur proche où les délinquants ont des implants sous-cutanés permettant de les localiser à toute heure, où les problèmes environnementaux et économiques se sont accentués au point de générer d'incessants mouvements de protestation, soutenus par des associations caritatives dont les dirigeants très médiatisés voient parfois leur image écornée par des accusations de prévarication. Ainsi, on lance les Trains de la Relève pour délocaliser les travailleurs vers les usines, des Villages de l'Espoir pour loger les indigents dans des maisons en carton avec des caisses de bière remplies de sable en guise de fondations. Bref, un monde au bord du dépôt de bilan où exclusion et pauvreté se heurtent au totalitarisme d'un capitalisme sauvage.
« — Comment ça, plus possible ?
— Regarde nos vies. Tout est cassé, disloqué. »
Nouveau Candide ignorant tout de la société, le narrateur raconte de façon brute, sans recul ni mise en perspective, son errance et ses galères. Comme lui, le lecteur ne comprenant rien à ce qu'il voit et entend, aux règles non écrites sous-entendues dans chaque proposition, est submergé de scènes, de slogans et d'attitudes, dans un maelström de sensations, de bruit et de fureur. On songe précisément à Faulkner pour cette perception brute du monde, à Dos Passos pour les collages d'infos et de slogans, bruissements qui parasitent le quotidien tout en lui donnant sa texture, à Hemingway pour l'épure stylistique mais aussi à Céline pour l'écriture syncopée, heurtée, où les dialogues ne sont pas toujours signalés par des tirets mais insérés, bruts de décoffrage, dans les observations du narrateur qui se contente de rendre objectivement compte de sa perception subjective des faits.
« — Moi, je dis qu'on doit pouvoir tout saisir.
— Des moments par-ci par-là peut-être… »
Débrouillard, le narrateur, qui se fait appeler Vendredi Treize, en même temps qu'il apprend à survivre, démêle l'écheveau de sa mémoire pour reconstituer son passé, lequel se confond avec les événements de son temps et est éclairé par ses lectures.
Parce que ce projet romanesque hante le narrateur, son regard kaléidoscopique et impressionniste sur les événements est traversé à intervalles réguliers par des interrogations littéraires sur la façon de commencer une histoire, de relater un épisode marquant, voire de continuer à vivre après avoir écrit un chef-d'œuvre. Suite aux lectures qu'on lui a conseillées, sa vision du monde est sans cesse confrontée à la façon dont Flaubert, Kafka ou Poe tentaient de rendre compte du leur. Les extraits de Proust, Hugo ou Melville, mais aussi des tableaux et des peintres, sont autant de contrepoints permettant d'embrasser ce Siècle d'enfer où se mêlent étroitement le futur de l'humanité et le passé du narrateur. Un détonant mélange de violence et d'érudition au service d'une critique sociale sans concession. Impressionnant !