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Les critiques de Bifrost

Toutes les couleurs de l'enfer

Toutes les couleurs de l'enfer

Gene WOLFE
DENOËL
314pp - 10,87 €

Bifrost n° 111

Critique parue en juillet 2023 dans Bifrost n° 111

La trentaine de nouvelles réparties entre Silhouettes et Toutes les couleurs de l’enfer fut publiée aux États- Unis dans un unique recueil, Endangered Species, mais Denoël décida d’en tailler deux surgeons. Peut-être regrettera-t-on que les non anglophones soient ainsi empêchés de prendre la suffisante mesure de ce qu’était initialement Endangered Species, à moins de considérer que ce bouturage éditorial ajoute à la foisonnante bigarrure de ces récits. Car si la SF domine dans Silhouettes, et le fantastique dans Toutes les couleurs de l’enfer, chacun des recueils décline en réalité ces genres selon de nombreuses nuances.

Dans Toutes les couleurs de l’enfer, on y retrouve des réinterprétations contemporaines de la mythologie antique (« L’Homme du Nebraska et la Néréide »), des contes de fées (« Dans la maison de pain d’épice ») et d’autres figures du folklore (« Un Chalet sur la côte »). À ces variations sur le merveilleux traditionnel s’ajoutent celles sur l’imaginaire du XIXe siècle comme « Notre voisin, par David Copperfield ». Parfois intertextuel, le fantastique de Toutes les couleurs de l’enfer emprunte aussi des voies formelles singulières. On peinera à trouver un précédent à « Kevin Malone », « Suzanne Delage », « La Plus belle femme du monde » et « Mon livre », tous d’une troublante texture, cauchemardesque et ironique. Celle-ci marque aussi la mini-trilogie réunissant « June dans les ténèbres », « La Mort de Hyle » et « Extraits du carnet du Docteur Stein », croisant fantastique et SF pour éclairer d’un jour futuriste un cas de supposée possession.

Cette synthèse entre anticipation et (apparent) surnaturel apparait également dans Silhouettes avec « La Femme qui aimait Pholus le centaure », la science y donnant vie à cette chimère. Et de l’étrange, il y en a encore dans « Le Chat », qui s’inscrit dans le « Livre du Nouveau Soleil ». Cette nouvelle tutoie la fantasy comme « Le Dieu et son homme », sorte de genèse miniature. Le goût de Gene Wolfe pour le mélange des genres n’exclut cependant pas la pratique d’une SF plus canonique. Dans la lignée des androïdes rêveurs de Philip K. Dick, « Les ZOROS de la guerre »spécule sur la psyché robotique. L’intelligence artificielle constitue encore le sujet de « L’Autre mort », agrégeant pour ce faire horreur et exploration spatiale. Et l’on pourrait encore ajouter à ces thématiques SF la génétique (« La Maison des ancêtres »), les multivers (« Procréation ») ou l’uchronie (« Les Fauteurs de paix »).

Diverses sont ainsi les contrées fictionnelles cartographiée par ces récits qui, au-delà de leur immédiate hétérogénéité, participent d’une même dynamique du voyage. Prenant pour les uns la forme d’un aventureux périple vers des lieux inconnus – terrestres (« Douce fille des forêts ») ou d’outre-espace (« Lukora ») –, ces voyages peuvent aussi être des déambulations bien plus modestes dans les étroits espaces du quotidien (« Guerre sous l’arbre »). Spatiales, ces explorations sont aussi parfois mentales, s’apparentant alors à de véritables trips (« Toutes les couleurs de l’enfer »). Allant au bout du monde ou d’eux-mêmes, les protagonistes de Silhouettes et de Toutes les couleurs de l’enfer y font une expérience d’autant plus troublante de l’altérité que celle-ci leur ressemble étrangement. Car c’est un Imaginaire à l’évidente connotation psychanalytique que pratique ici Gene Wolfe, prenant ainsi place dans la surréaliste galaxie de la weird fiction.

Pierre CHARREL

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