Stephen KING
LIVRE DE POCHE
636pp - 7,60 €
Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80
Début des 80’s. Louis Creed prend le poste de médecin-chef à l’université d’Orono, dans le Maine. Venu de Chicago, il s’installe avec sa famille — sa femme Rachel, leurs jeunes enfants, Ellie et Gage, et Church, le chat — dans une belle maison proche de Ludlow, en bordure de la très fréquentée Route 15. Il y fait la connaissance de Jud, son voisin âgé, qui devient vite plus qu’un ami, une figure paternelle. Peu de temps après, Jud montre aux Creed, au bout du chemin qui part de leur terrain, le charmant « simetierre » dans lequel les enfants du coin enterrent leurs animaux domestiques depuis plus d’un siècle. Au-delà des tombes maladroites, derrière l’énorme tas de bois en équilibre qui barre le côté opposé, on devine la forêt qui appartint aux Indiens Micmacs. Mais impossible de passer l’instable tas de bois pour y aller voir.
Quand Church se fait écraser par un camion, Jed, pour bien faire, livre à Louis des secrets qui auraient dû rester dissimulés pour toujours. Passé le gain immédiat, c’est pour celui-ci le début d’une lente ascension dans l’horreur ; prisonnier d’un rollercoaster que rien ne peut arrêter, Louis boira jusqu’à la lie le calice de la folie et de l’abomination.
Avec Simetierre, King écrit un roman proprement terrifiant. Il brise l’un des tabous importants de la narration contemporaine. Il construit une mécanique que rien ne peut arrêter et avance sans relâche vers une issue fatale qu’on espère ne pas voir en sachant qu’on n’y échappera pas. Il décrit finement une famille de la classe moyenne US, avec son amour et ses failles, la fait vivre sous les yeux du lecteur avant de la lui donner en pâture. Et c’était peut-être inévitable. Les Creed sont nos contemporains, enfants d’une civilisation qui a mis la mort à l’écart, l’ignore, et ne sait qu’en faire. Ils sont aussi de vrais citadins modernes, oublieux des puissances ataviques et des lieux de pouvoir. La terre qu’on croit posséder aujourd’hui, d’autres l’arpentèrent avant ; l’Occident se convainc trop facilement du contraire.
Simetierre, c’est aussi un King très personnel. On y visite le Maine, où vit l’auteur. On y voit Louis travailler pour l’Université du Maine (King y enseigna en 78), trouver un père de substitution (le père de King l’abandonna), passer l’un des plus beaux moments de sa vie en jouant avec son jeune fils (écho d’une scène similaire dans Christine), se demander ce que ça ferait de devenir aveugle. Et quant aux faits du roman (maison, route dangereuse, cimetière des animaux, chat écrasé — Smucky le chat vraiment écrasé de King a sa tombe dans le roman), King les vécut en 78 avant de les sublimer ici.
Lisons donc Simetierre, autant pour trembler que pour toucher, à distance, son auteur.