Antoine JAQUIER
AU DIABLE VAUVERT
256pp - 18,00 €
Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95
France (et monde), 2040. Foogle rend public l’accès à toutes les données personnelles des individus, sans exception, depuis le tout premier sms envoyé — qui avait donc été stocké, quelque part dans l’empyrée des fermes de serveurs. La société (ce qu’il en restait) implose ; les derniers liens sociaux se délitent quand chacun peut connaître les mensonges et bassesses des autres, chacun découvrant à cette occasion qu’il est l’autre de tous les autres. Heureusement, pour pallier autrui, les premiers androïdes arrivent sur le marché. Compagnons, assistants, partenaires sexuels, ils sont en 2040 une version humanisée des smartphones, aussi intrusifs, prévenants, addictifs, sclérosants, que les nôtres, le sexe — personnalisé — en plus.
Après — grâce à ? — cet effondrement moral, et malgré quelques frétillements protestataires, les géants de l’agroalimentaire, de la finance, du numérique et de la pharmacie, fusionnent sans coup férir en un conglomérat géant baptisé DEUS (!) qui surplombe et remplace de fait les États. La population mondiale est alors divisée en trois ordres : 5% d’Élites, 25% de Désignés, 70% d’Inutiles. Les Élites, dans un luxe obscène, dominent et visent l’immortalité, les Désignés — rouages utiles du système — font ce qui n’est pas automatisable et vivent dans la crainte d’être relégués au rang d’Inutiles, ces surnuméraires de la production qui sont vite renvoyés aux marges, hors des villes, vers un destin incertain que les Désignés ne veulent pas connaître.
En 2050, Max, le narrateur, un quelconque écrivain quinquagénaire devenu scénariste de fiction-réalité, échappe à la dépression en tombant fou amoureux de son androïde, Jane. Elle prévient tous ses désirs, le comble sexuellement, l’habitue au soma, le remet dans le droit chemin de la consommation et de l’hédonisme. Mais des changements se profilent, une nouvelle génération d’andros est en route, l’IA qui les contrôle change, et Max décide qu’il est temps de soigner son malaise d’insider précaire en allant à la recherche de son fils, exilé depuis dix ans dans les terres Inutiles. Il y découvre un mode de vie plus « humain », que menace une monstrueuse « solution finale ».
Ici c’est à toi, lecteur de Bifrost, que je m’adresse, toi qui connais tes dystopies sur le bout des doigts. Un roman qui met Harari en exergue ne peut te convenir. Et de fait, passé cette première page inquiétante, le reste suit. Certes, Jacquier écrit plutôt bien. Mais la première partie — inside — ne fait qu’aligner des choses sues — sur les mégacorps, le délitement du lien et de l’intimité, l’addiction aux systèmes technologiques — sans rien apporter de neuf. La seconde partie — outside — est baignée dans un irénisme si béat qu’il en devient presque gênant. « J’aime… J’aime… J’adore… J’adore… Fête… Partage », etc. sont les maîtres mots de la description que fait Max de sa vie dans la communauté Inutile bretonne qui, après avoir dépassé le moment émotif de la guerre, est passée au stade de la raison aimable et de la coopération bienveillante — et, jusque dans l’extérieur menaçant, évoque parfois un peu le village de Barbapapa. Jacquier a visiblement beaucoup lu, mais la vulgarisation qu’il offre manque de mesure. À peindre sans nuance le Bien et le Mal, il livre un ouvrage qui ravira les convaincus et consternera les autres. Si ces sujets importants — l’emprise technologique, l’individualisme consumériste, les zones permanentes autonomes, ou encore la résonance — t’intéressent, lecteur, autant (re)lire Marcuse, Habermas, Hakim Bey, Latour, Hartmut Rosa, ou même Huxley qui avait au moins su faire de sa dystopie une expérience littéraire amusante et en avance sur son temps.