Georges-Olivier CHÂTEAUREYNAUD
GRASSET
367pp - 18,80 €
Critique parue en juillet 2005 dans Bifrost n° 39
Dans les précédents livres de Chateaureynaud (La Faculté des Songes, Le Congrès de fantomologie, Le Héros blessé au bras), on trouvait déjà cette propension à passer de plain-pied d'un univers rationnel à une réalité infiniment moins familière, selon une méthode qui interroge ces deux extrémités chacune tour à tour. Singe savant tabassé par deux clowns puise dans la même veine, en nuances et en diversité. Car ce recueil, qui rassemble des fictions écrites entre 1990 et 2002, n'est pas un objet conceptuel animé par une thématique homogène. Il se présente plutôt comme le répertoire d'un prestidigitateur dont les effets de manche et les sautes d'atmosphère entretiennent le charme.
Châteaureynaud déroule le fil d'existences ordinaires dans des univers aux échos et aux reflets lénifiants, qui sont soudainement rendues à une inquiétante étrangeté. Pour le chauffeur de taxi de « La Rue douce », ça commence par la découverte fortuite d'une rue inconnue qui ne débute ni ne finit nulle part — « pour y parvenir, il fallait sortir du plan » ; pour d'autres, c'est une clé cassée dans une serrure (« Les Sœurs Ténèbre ») ; ou une déambulation songeuse à travers quelque fête foraine (« La Sensationnelle attraction ») ; et même, ça peut tout simplement commencer au réveil, par un soudain blackout de la mémoire (« Dans la cité venteuse »). Un événement, en général assez naturel, ouvre une brèche dans la texture du possible et, sous les pieds des protagonistes, un abîme. Un abîme où ils semblent presque poussés à basculer, pour se retrouver dans des lieux inconnus, en présence d'êtres insoupçonnés. Châteaureynaud excelle à restituer la complémentarité des contraires (tragique et trivial, mythique et moderne) comme à prendre à contre-pied, sous un mode cruel, les plus banales passions humaines (« Tigres adultes et petits chiens »). Ou, par décalage, il crée des mondes particuliers : celui de « La Seule mortelle », où une fillette du commun touchée par la grâce est amenée à vivre dans une sorte de paradis hors du temps, un pays de cocagne habité par de jeunes immortels s'épuisant en plaisirs sans fin, jusqu'à ce qu'une illusion dévoilée, un peu de sang répandu, transforment cette harmonie en désert.
Chaque nouvelle a sa couleur (à dominante de rouge et de noir), son décor, son sujet propre. Avec le recul cependant, pour le lecteur attentif qui se laisse travailler par l'entrecroisement des textes, une certaine cohérence émerge du chaos ; de collisions en collisions, des constantes se dégagent. Telle la nostalgie du bon temps, d'un instant écoulé, qu'on voudrait modifier, ou préserver après la mort (« Civils de plomb », originellement publié dans l'opus du même nom aux éditions du Rocher), ou rattraper (« Courir sous l'orage »), en même temps que se cultive l'esprit d'enfance, seul capable de reconstruire le réel selon les lois du rêve. De quoi parle ce recueil, d'ailleurs, sinon de naissances, de morts et du chemin qui mène d'un bout à l'autre de la vie ? Tout est affaire de passage. Et aussi de mise en scène. De ce point de vue, il faut souligner la qualité de l'antépénultième récit, « Ecorcheville », ville tranquille qui n'aurait rien de remarquable si n'y était installée une machine à s'autofusiller vouée, croit-on, « à demeurer un gadget ». Très au point, c'est une machine accessibles à toutes les bourses : on peut s'autofusiller, coup de grâce compris, d'une salve de douze, six ou trois balles, en fonction du prix qu'on veut (peut) y mettre. C'est le cas d'une mère qui ne peut s'offrir que six balles pour elle et son fils. Ils meurent sous le regard du protagoniste principal, qui n'a pu répondre à la question de la désespérée : « Vous allez m'épouser, le nourrir, l'élever ? ». L'argument de ce texte représentait en soi un défi : comment ne pas sombrer dans le misérabilisme ou la sensibilité larmoyante ? Châteaureynaud déjoue tous les pièges avec une force expressive exemplaire. Cela tient à la clarté toute simple de sa langue, à l'efficacité d'un style éminemment travaillé, à la puissance (quasi cinématographique) des images, tantôt d'un grotesque infernal d'inspiration lynchienne, tantôt d'une élégance racée. L'inventivité au service du talent : un duo qui fait mouche.