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Les critiques de Bifrost

Singularité

Stephen BAXTER
LE BÉLIAL'
288pp - 21,00 €

Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58

Avant toute chose, permettez-moi de revenir brièvement sur Gravité à l'aune de ce qui apparaît désormais. Gravité peut se lire indépendamment, on n'y voit nul Xeelee, on n'en entend pas même parler. D'après la chronologie de l'univers Xeelee qui nous est proposée dans ce deuxième volume, les événements de Gravité se déroulent en l'an 104858, selon notre bon vieux calendrier grégorien, soit bien après ceux de Singularité (hormis ce qui apparaît comme une coda). Stephen Baxter aurait pu décider que Gravité ne s'inscrivait point dans sa vertigineuse histoire du futur. Au contraire de Singularité, les événements qui y sont relatés ne sont pas historiques, au sens où un fait-divers n'est pas historique.

Avec Singularité, on entre enfin de plain-pied dans la plus prodigieuse histoire du futur jamais écrite. En lisant le dernier Bifrost, l'opportunité nous est donnée de la comparer à l'une des références en la matière : celle de Robert A. Heinlein. (L'autre étant bien sûr Les Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith.)

Il y a 13,5 milliards d'années, soit à peine 200 millions d'années après le Big Bang, alors que naissent les étoiles, ont lieu les premiers contacts entre Xeelees et Photinos. Ces derniers apparaissent dans la chronologie (pages 243 à 248) mais il n'en a pas encore été question à l'exception d'une allusion dans l'ultime chapitre de Singularité. « … Les Xeelees se sont échappés. Ils sont désormais hors d'atteinte des… êtres dont ils n'ont, au bout du compte, pas osé subir les foudres. » (p. 232) Dès cette époque, les Xeelees disposaient de vaisseaux temporels. À l'autre bout de l'histoire, dans 5 millions d'années seulement, quand Michael Poole émerge de la singularité détruite, les Xeelees ont quitté un univers agonisant qui a fortement divergé des modèles que nous propose le modèle standard de la cosmologie sous l'action des intelligences cosmiques. Baxter prolonge encore son histoire jusqu'à 5 milliards d'années dans l'avenir, jusqu'à ce que la Voie Lactée et Andromède entrent en collision.

La S-F a rarement offert une perspective aussi étendue tant dans l'espace que dans le temps. Pour trouver une œuvre comparable, il faut se tourner vers la S-F archaïque, pré-campbellienne, et prendre la mesure de tout ce qui rapproche et de tout ce qui sépare Kimball Kinnison de Michael Poole. La série des Fulgurs de E. E. « doc » Smith (Albin Michel) est l'une des rares œuvres à avoir un volume littéraire suffisant, quoique moindre, et des perspectives universelles quant au contenu pour se mesurer au cycle des Xeelees. On pourrait citer Ysée-A de Louis Thirion, l'un des meilleurs space opera français, où les humains se retrouvent les instruments de la lutte qui opposent les Tulgs à GLORVD. La perspective universelle est bien là, mais 230 pages seulement !

Le cycle des Xeelees relève du nouveau space opera (NSO) dont il existe deux courants principaux. Le NSO postmoderne dont Hypérion de Dan Simmons est un bon exemple et dont les œuvres de Samuel R. Delany rassemblées dans Chants de l'Espace (Bragelonne) sont les précurseurs. Et le NSO classique, représenté, entre autres, par ce cycle des Xeelees dont les précurseurs sont le Cycle du Centre Galactique de Gregory Benford, précurseur davantage temporel que conceptuel, et La Paille dans l'œil de Dieu (le Bélial') qui constitue le dernier grand space opera classique. On a bien évidemment encore écrit des space opera de cette facture mais en s'inscrivant, délibérément ou non, dans une sorte de revival.

Au début des années 80, la S-F compte plusieurs tendances dont un space opera essoufflé qui est en quête de son propre avenir à travers des œuvres telles que La Mécanique du Centaure de M. John Harrison ; la hard science dont Un paysage du temps de Gregory Benford reste emblématique et qui est une S-F sur-campbellienne. Enfin, le cyberpunk, interpolation du roman noir et des nouvelles technologies émergentes dont Neuromancien demeure l'archétype. En à peine dix ans, le NSO va naître de la confluence de ces trois courants. Le space opera fournira le théâtre, la hard science lui imposera sa rigueur et ses contraintes qui sont une exigence nouvelle, née d'une suspension de l'incrédulité restreinte. Il n'est plus question de simplement poser que le progrès, auquel nul ne croit plus, a permis la fabrication d'un moteur PVL, parce que tous les gens qui ont une once de culture scientifique, dont les lecteurs de S-F, savent que d'après la physique actuelle, il est impossible d'aller plus vite que la lumière. Le NSO dépouillera enfin le cyberpunk de ses noirs oripeaux punk pour les recycler sous formes d'intelligences artificielles, de nanotechnologie, de biotechnologie avec clones, immortels et consorts, y compris la fameuse « Singularité » chère à Vernor Vinge, aux neurosciences et autres cogniticiens qui se résument en « Il nous est impossible de prévoir et de décrire quelque chose qui soit plus intelligent que nous ne le sommes » et constitue une sorte d'horizon des événements conceptuel — le grand jeu de la S-F actuelle consistant quant à lui à la circonvenir.

Mais ce n'est toutefois pas à cette singularité-là que le roman de Baxter doit son titre. Les singularités dont il est ici question relèvent de la physique : celle des trous noirs. Dans ce roman, les protagonistes jouent avec des trous noirs comme des gamins jouent aux chiques. Michael Poole a créé des singularités stables et en a envoyé une dans l'avenir à la remorque d'un vaisseau relativiste, créant ainsi un tunnel temporel. Malheureusement, celui-ci débouche sur une époque où l'Humanité a été asservie par les Qax. Baxter se prend alors à jouer un curieux jeu dans le domaine du romanesque : celui des contingences. Sans en abuser mais en les explicitant clairement. Il faut bien admettre que cela renforce l'historicité de son futur. Les premiers à surgir dans le passé sont les Amis de Wigner, sur un étrange vaisseau de terre surmonté des pierres mégalithiques de Stonehenge et bourré de singularités au moyen desquelles ils envisagent de transformer Jupiter en une singularité nue, animé d'un dessein anthropique. Ils soutiennent, espèrent et croient que l'humanité a un rôle à jouer dans le destin de l'univers, rien de moins. Pour ce faire, ils ont plongé dans le passé au nez et à la barbe de l'occupant Qax plutôt furieux, qui craint d'être ainsi frappé dans son propre passé. Les Qax de l'ère d'occupation installent un second trou de ver vers le futur, deuxième barreau à l'échelle d'où émerge un Qax bien plus vindicatif à l'égard de l'humanité car, dans ce futur-là, un humain, Bolder, aura signé la perte des Qax et la destruction de leur monde. Ce Qax-là est bien décidé à engager la guerre temporelle afin d'éradiquer les humains avant qu'ils ne nuisent trop. Il arrive de l'avenir avec deux Splines, des astronefs vivants, et Jasoft Parz, un humain tenant le sale rôle d'un « Pétain » de l'ère d'occupation Qax. Miriam Berg, qui est revenue contrainte et forcée dans le passé avec les Amis, en appelle à son ex, Michael Poole, qui coulait des jours paisibles dans les limbes du système solaire, loin de l'agitation du monde, pour tenter d'empêcher les Amis de commettre leur folie. Tout ce joli monde va se battre dans les parages de Jupiter, notamment en tirant des singularités comme au lance-pierre…

En écrivant plus court qu'il ne le fait aujourd'hui, Stephen Baxter donnait des romans plus compacts, menés tambour battant. Ce space opera remontant à l'aube de sa carrière (1992, donc) fait preuve d'une véritable débauche d'effets pyrotechniques et l'on voit, à lire le tristounet et mollasson Déluge, qu'il ne s'est nullement bonifié avec l'âge. La chronologie de l'univers des Xeelees qui nous est livrée en fin de volume, où sont positionnés tous les textes de Baxter écrits jusqu'à présent s'y référant, est du plus haut intérêt car elle permet d'avoir une vue d'ensemble de cette colossale histoire du futur. Il ne nous reste plus qu'à saliver en attendant Flux à la fin de l'année, puis Ring.

Jean-Pierre LION

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