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Les critiques de Bifrost

Sleeping beauties

Owen KING, Stephen KING
ALBIN MICHEL
25,90 €

Critique parue en juillet 2018 dans Bifrost n° 91

À Dooling, le shérif est une femme. C’est en effet à Lila Norcross qu’incombe la charge de veiller à la sécurité de cette modeste cité des Appalaches, cadre principal de Sleeping Beauties. Et c’est encore à une femme, Janice Coates, que revient la responsabilité de diriger la prison (pour femmes) qu’abrite la ville. D’aucuns pourraient en conclure que la condition féminine a connu des avancées décisives dans ce concentré d’Americana. Et il semblerait en aller de même dans le reste du pays où, par exemple, Michaela Morgan s’est imposée comme reporter vedette de la chaîne NewsAmerica. Mais derrière ces arbres fièrement dressés que sont Lila, Jan ou bien encore Michaela — toutes héroïnes de Sleeping Beauties —, se cache une vaste forêt constituée d’autant de femmes toujours soumises au viriarcat. Se penchant sur ce dernier avec une remarquable acuité, les King père et fils en parcourent l’ensemble des manifestations. Sleeping Beauties souligne ainsi la confiscation par les hommes de l’essentiel du pouvoir tant à l’échelle de la nation — l’ombre de l’actuel occupant de la Maison Blanche plane sur le roman… — qu’à celle du couple. Parvenue à instaurer un rapport égalitaire avec les hommes dans son cadre professionnel, Lila échoue en revanche à affirmer sa volonté face à celle de Clint, son époux et par ailleurs psychiatre à la prison de Dooling.

Envisageant le viriarcat sous son jour le plus policé, le roman n’ignore rien de ses manifestations les plus brutales. Qu’il s’agisse d’agressions verbales nourries de rhétorique machiste ou bien, pour les plus infortunées des protagonistes du roman, de viols ou de meurtres. Avec une même précision exploratoire, le livre dessine les paysages mentaux de ces hommes et de ces femmes de Dooling. Le regard porté sur les psychés masculines est sans concession, en révélant l’imprégnation par le désir de domination. Y compris chez Clint qui, sous ses allures d’intellectuel progressiste, se fantasme en « cow-boy Malboro ». Sleeping Beauties restitue en revanche avec une belle empathie l’intériorité troublée de ses héroïnes, marquées parfois jusqu’à la folie par la domination masculine…

Mais de très singuliers événements viennent un jour de 2017 ébranler l’ordre viriarcal sévissant à Dooling comme à travers le reste du monde. Une épidémie inédite éclate en Australie, puis gagne en quelques jours l’ensemble du globe. Appelée « Fièvre Aurora », et ne frappant que les femmes, cette maladie les plonge dans une inconscience comateuse. Et ce après que leur corps aient été recouverts d’une blanche et filandreuse substance évoquant celle d’un cocon d’insecte. Ce n’est qu’en arrachant celui-ci que l’on met un terme à l’endormissement. Mais le remède s’avère pire que le mal. Les femmes ainsi réveillées basculent dans une frénésie de violence homicide telle que l’on renonce bien vite à les débarrasser de leur étrange enveloppe. Touchée à son tour par la pandémie, Dooling se distingue cependant par la présence en son sein d’une femme miraculeusement épargnée par Aurora. De celle-ci on ne sait presque rien. Comme jaillie de nulle part et ne répondant qu’au seul prénom de Eve, l’inconnue a été arrêtée par Lila peu avant que la maladie ne fasse ses premières victimes…

On se gardera cependant d’en dire plus afin de ne pas « divulgâcher » le plaisir des lecteurs et lectrices futures de Sleeping Beauties. Car cette comédie humaine et fantastique emporte aussi bien par sa profondeur réflexive et critique que par son art magistral de la narration. Combinant motifs éminemment « kinguiens » (entre autres ceux d’une épidémie apocalyptique ou d’adolescents tourmenteurs) et emprunts aux mythologies archétypales comme contemporaines (de la Bible à Orange is the New Black en passant par les contes de fée et le western), les 800 pages de Sleeping Beauties tissent le tout en un irrésistible page-turner.

S’inscrivant dans la lignée des plus belles réussites de King père, Sleeping Beauties — qui aurait pu être sous-titré Les Femmes de Dooling[1] — s’impose comme un titre majeur de l’Imaginaire proféministe.

Pierre CHARREL

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