Gene WOLFE, Patrick MARCEL
DENOËL
816pp - 30,00 €
Critique parue en juillet 2012 dans Bifrost n° 67
[Critique portant sur les deux volumes du cycle.]
Soldat des Brumes débute en 479 avant notre ère, à l’époque des guerres médiques. Latro, mercenaire au service de Xerxès, souverain de Parsa, est blessé lors d’une bataille opposant les armées du Grand Roi aux Cordiers. A son réveil, il a pratiquement tout oublié de son passé et ne parvient pas à conserver sa mémoire récente. Le matin, il se souvient de la veille. Mais à midi, il a oublié. Ainsi que le lui dit l’étrange et belle Drakonia : « Il faut donc jouir de chacune de ces journées comme elle vient, car une journée est tout ce que tu as. » Pourtant, Latro conserve le souvenir de certains actes, comme se battre avec son inséparable épée Falcata, car « le savoir et la mémoire sont deux choses différentes ». Reste que son état l’oblige chaque jour à consigner les faits sur un rouleau sous peine qu’ils s’effacent. En contrepartie de son handicap, Latro peut voir les dieux et converser avec eux. Ils lui permettent aussi d’observer les choses invisibles au reste du commun. Afin de recouvrer sa mémoire, le soldat part à la recherche d’un guérisseur qui vient du Pays du Fleuve. Durant son périple, il sera accompagné du guerrier noir Sept Lions, d’Io Thabaïkos, petite esclave d’une douzaine d’années qui lui est profondément attachée, du triérarque Hyperéidès, et rien moins que du poète Pindare qui a promis à Apollon de le mener au temple de la Terre Mère : « C’est auprès du sanctuaire de la Terre Mère que tu es tombé, c’est auprès de l’un de ses sanctuaires que tu dois retourner. » Après avoir connu nombre de péripéties, comme devenir homme à tout faire chez la mère maquerelle Kalléos, Latro participera au siège de Sestos, cité en pays thrace tenue par les Perses. Il s’imposera comme soldat d’excellence.
Soldat d’Aretê, second des trois romans, reprend directement après la prise de Sestos. A la demande d’Hyperéidès, Latro et ses compagnons partent à la recherche d’Oeobazus, un Mède qui a fabriqué les câbles pour le pont des navires du Grand Roi. Oeobazus est retenu captif par le roi Kotys des Thraces, qui s’apprête à le sacrifier. Le groupe sera lui aussi fait prisonnier, en compagnie de la reine Hippephode et ses Amazones, alors que les filles d’Arès conduisaient des chevaux sacrés au dieu Apollon dans son grand temple du sud. Après maintes aventures, Latro participera aux jeux delphiques en tant que champion de Corde. Il retrouvera Pindare, s’illustrera au pancrace et à la course de char lors d’un final éblouissant.
Se déroulant quelques années plus tard, Soldat de Sidon, l’ultime roman, place les nouvelles aventures de Latro, ou Koulious, en Terre du Fleuve. Envoyé par un satrape vers le sud pour établir une reconnaissance, notamment de la Nubie, Latro s’entoure à nouveau de compagnons hauts en couleurs, comme Myt-ser’ou, « petite chatte », chanteuse placée sous la protection de la déesse Hathor, ou Uraeus son esclave, en fait le serpent cobra du dieu Sésostris. Latro découvre que son handicap persistant lui permet aussi de voir les dieux égyptiens. Devenu le protégé d’Anubis, héros de la mort, Latro est en passe de devenir lui-même une légende. Ainsi, en chemin, un marchand grec évoque qu’un certain Latro a participé aux Jeux il y a quelques temps : « C’était un combattant terrifiant. » Latro est mythifié de son vivant. Etre maudit par un dieu signifie être touché par lui. Et être touché par lui, c’est partager sa divinité en une modeste mesure. Il retrouvera Sept Lions (ici Mfalmé), souverain du royaume du Sud, et sa splendide épouse la reine Bittulsima qui veut retourner dans sa Babylone natale. Au terme de ce troisième roman nettement plus mystique (ainsi, la forme incantatoire du chapitre 10), Latro se souvient qu’il est, mais uniquement de cela. Autrement dit l’essentiel, puisque « aucun homme n’est libre s’il ne sait pas comment il l’est devenu ».
Entreprise colossale, à la fois exigeante et procurant un authentique plaisir d’évasion comme peu de romans y parviennent en fantasy, le cycle de Soldat des Brumes dépeint une Antiquité parfaitement fidèle, y compris dans son décalage de noms, qu’ils soient de lieux ou de nations. Athènes, cité des philosophes, devient tout naturellement Pensée. Sparte est de la même façon nommée Corde, attribution en tout point légitime puisque, ainsi que nous l’apprend Héro-dote dans ses Histoires, les Spartiates étaient surnommés « Cordiers » parce qu’ils mesuraient au moyen de cordes les enceintes des cités vaincues, afin de les réduire. De même, si Gene Wolfe prend soin dans ses avertissements de nous rappeler que la Grèce décrite est antérieure à celle de l’Age d’or des philosophes, il écrit après Platon et lui est scrupuleusement fidèle. Latro le mercenaire est blessé lors d’une bataille, ce qui lui permet de côtoyer les dieux. Dans La République, au livre X, Platon relate le mythe d’Er le Pamphylien, mercenaire blessé lors d’une bataille, ce qui l’autorise à côtoyer les dieux. Cependant, la référence n’est chez Wolfe en aucun cas servile. Il la détourne à l’avantage de son récit. Ainsi, à un âge où la culture est essentiellement orale, Latro est dépendant de ses écrits pour maintenir son identité. Autrement dit tout le contraire de Platon qui, dans le Phèdre, s’interroge sur le statut de l’écriture. Pour le philosophe, le discours écrit est un simulacre du discours savant. L’écriture est bonne pour la remémoration mais mauvaise pour la mémoire vivante. Un livre est orphelin, incapable de se défendre puisque son auteur n’est pas là pour s’expliquer au lecteur. Latro est perdu, orphelin de lui-même, sans ses rouleaux qu’il garde toujours auprès de lui. Dans Soldat de Sidon, il donnera à l’écrit une mémoire éternelle en gravant son nom dans une caverne décorée de peintures rupestres. Gene Wolfe, écrivain, offre une réflexion profonde sur la nature des mots, par exemple à travers le souci qu’ont ses personnages de bien interpréter les oracles, ou l’analyse brillante que fait l’auteur américain de l’énigme du Sphinx. Et, tout comme Œdipe, lorsque Latro emprunte le mauvais chemin, les circonstances le remettent sur la bonne voie.
L’autre préoccupation de Wolfe tient à la mémoire, aux souvenirs qui font, ou défont, un homme. Les techniques de remémorations attribuées à Simonide de Céos et décrites dans Soldat d’Aretê constituent un véritable tour de force de la part de Gene Wolfe, car en tout point fidèle aux sources originales, ici le De Oratore de Cicéron évoquant Simonide et son architecture de la mémoire. Latro vit dans un perpétuel instant, et chaque fois qu’il possède une femme, ou une déesse, elle est pour lui la première. Les dieux peuvent être bons mais ils n’éprouvent jamais de compassion : « Ce sont les dieux qui possèdent ce monde, pas nous. Nous ne sommes que des hommes sans terre, même le plus puissant des rois. Les dieux nous permettent de cultiver leurs champs puis nous prennent la récolte. Nous nous rencontrons et nous aimons, parfois quelqu’un nous élève un tombeau. Peu importe — un autre le pillera et les vents disperseront notre poussière ; puis on nous oubliera. »
L’ensemble des trois romans offre une parfaite cohésion, d’autant plus audacieuse que le récit est fragmenté, au fil des remémorations de Latro. Nous découvrons progressivement que le héros est latin. Sa mère l’appelait Lucius et chantait pour le dieu Lare. Latro a la vision d’un soldat qui porte une aigle au sommet de sa hampe, et la déesse Mère lui lance : « Par la louve qui a nourri tes pères de son lait. » De même, le guerrier noir Sept Lions est probablement un juif d’Ethiopie.
Dans un jeu avec le lecteur, Gene Wolfe affirme commenter des rouleaux retrouvés. Un détail toutefois nous fait douter de la prétendue authenticité des documents. Durant les trois récits, en effet, la mer et le ciel sont souvent décrits comme « bleu ». Or les Grecs, et dans une moindre mesure les Latins, ne percevaient pas l’océan et les cieux en bleu, preuve que la représentation du monde est en grande partie l’effet de culture et d’habitudes.
Parlons plutôt du pur plaisir, permanent durant la lecture. Jouissance de retrouver les Spartiates tels qu’ils apparaissent dans 300, roman graphique de Frank Miller et son adaptation filmique, jusqu’à l’épisode du puits où finissent les ambassadeurs de Xerxès. Excellence aussi de la traduction, révisée ou inédite. Dans un premier temps, sur les deux premiers livres du cycle, Patrick Marcel efface les égarements de William Olivier Desmond, remplaçant « les joues aussi pâles que du talc », par « les joues aussi pâles que du suif », « casquette » par « bonnet ». Puis, dans un second temps, il nous offre avec le troisième roman inédit une traduction pleine de vie, de sensations et de poésie. La réception française du cycle lui devra assurément beaucoup.
Soldat des brumes est le récit inoubliable d’une amnésie. On retrouvera dans ces deux volumes le souffle que déploie Gene Wolfe dans L’Ombre du bourreau. Mais aussi la subtilité et la nostalgie qui empreignent « L’Ile du docteur mort », les héros de pulps dans la nouvelle remplaçant les dieux. Réflexion et évasion, lire Gene Wolfe s’avère indispensable. Soldat des Brumes trouve sa place au côté du premier roman appartenant au cycle Le Lion de Macédoine de David Gemmell, et de l’injustement méconnu Les Murailles de feu de Steven Pressfield, éblouissant roman qui décrit heure par heure le sacrifice des trois cents aux Thermopyles.
Soldat des brumes est l’une de ces rares œuvres qui vous garantit l’évasion, la réflexion et la certitude de la relire avec un même plaisir dans quelques années.