Ce court roman – ou longue nouvelle, c’est selon – parut pour la première fois à la Librairie Médicale de Labé en 1838, vingt ans après le Frankenstein de Mary Shelley, ce qui en fait l’un des tout premiers textes français de science-fiction. L’histoire de sa publication est du reste étonnante, puisqu’il fut présenté comme un compte-rendu d’expériences scientifiques réellement menées ; pour augmenter le mystère, son auteur utilisa le pseudonyme du Comte Dalbis. Même si l’éditeur émit quelques précautions lorsqu’il publia Solênopédie, la supercherie ne fut éventée que quelques mois plus tard, et l’obligea à faire une mise au point. Il faut d’une part préciser que le sous-titre du roman est « Révélation d’un nouveau système d’éducation phrénologique pour l’homme et les animaux », et d’autre part se remettre dans les connaissances de l’époque : en 1838, la phrénologie, théorie selon laquelle les bosses du crâne d’un être humain reflètent son caractère, développée par le médecin allemand Franz Joseph Gall, a ses partisans. Avec pareil postulat, serait-ce vraiment surprenant qu’on puisse agir sur ces bosses pour façonner les facultés d’une personne à sa convenance ? Car c’est bien ce qu’a entrepris de démontrer T., scientifique brillant réfugié dans des ruines pyrénéennes pour y mener ses expériences. Le Comte Dalbis, qui lui a rendu visite, en convient : il a obtenu des résultats prodigieux en opérant sur des animaux, réussissant à s’entourer de nombreux mammifères et oiseaux qui lui obéissent et sont capables de prodiges qu’on croirait réservés à l’être humain. Le tout en injectant une solution à base de phosphore directement dans le cerveau, après avoir identifié les caractéristiques de chacune des bosses des crânes desdits animaux. T. n’a encore rien communiqué, attendant d’avoir achevé ses expériences pour le faire ; il lui désormais tester ses méthodes sur l’être humain. À moins qu’il n’ait quelque peu brûlé les étapes et déjà initié des traitements sur certains enfants ?
Si la supercherie a en partie fonctionné lors de sa parution, c’est que Solênopédie était parfaitement en accord avec les connaissances scientifiques de l’époque, et que si Dalbis extrapolait, il le faisait sur la base des dernières avancées médicales. C’est là la force du texte, quand bien même, à la lumière des sciences contemporaines, cela prête plutôt à sourire. Il n’empêche, on sent l’auteur parfaitement au courant (le traitement endermique) qui prend plaisir à inventer un futur à ces sciences, un futur fait de prouesses enthousiasmantes encore à découvrir. Sans pour autant oublier de pointer les dérives potentielles qui adviendront inéluctablement si les scientifiques exercent en solitaire, sans contrôle d’aucune sorte. À ce titre, la postface de Marc Renneville, qui replace le récit dans son contexte d’écriture, est très éclairante. Si la forme du texte est en adéquation avec l’époque à laquelle il a été rédigé, le propos, lui, reste totalement d’actualité, dans ce xxie siècle où le transhumanisme a le vent en poupe et au sein duquel certains ne se sentent guère investis d’une quelconque éthique. Enfin, impossible de lire Solênopédie sans penser à L’Île du docteur Moreau, de H.G. Wells, avec lequel ce texte partage un certain nombre de points communs.
Sans crier au chef-d’œuvre oublié, voilà toutefois une réédition bienvenue tant elle remet en lumière un texte rarissime, pour ainsi dire inconnu, et qui n’a rien perdu de sa force près de deux siècles après sa publication.