Ugo BELLAGAMBA, Éric PICHOLLE
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
22,00 €
Robert Anson Heinlein est, sans conteste, le plus grand écrivain de science-fiction au monde. Pour un Etats-unien, du moins, car il existe en France, non pas une brouille, ni un contentieux, mais une incompréhension que le temps ne parvient pas à effacer. Comment expliquer sinon que Heinlein reste mal et incomplètement traduit — en dépit d'efforts notables ces dernières années ? À l'occasion du centenaire de sa naissance, le présent essai est aussi une entreprise de réhabilitation ou, à défaut, l'amorce d'un débat que les auteurs sont prêts à engager (qu'ils ont engagé par ailleurs) pour présenter et rendre accessible une œuvre exceptionnelle.
Pourquoi une anatomie et non une monographie ou un essai ? Certes, en tant que critiques, Picholle et Bellagamba dissèquent et commentent une œuvre à la lumière du texte et des déclarations de l'auteur. Mais ils en restituent aussi les sens multiples à travers le contexte politique, historique et scientifique de l'époque, à travers la situation de la S-F, des avis de ses pairs et de la critique. La quantité de notes de bas de page témoigne de l'étendue des recherches nécessaires à cette étude, qui dépassent de loin la lecture des revues et fanzines ou celle de la correspondance de l'auteur. Mais c'est bien l'examen de l'ensemble de ces pièces et leur ordonnancement, selon un axe chronologique découpé en unités thématiques, qui finissent par révéler un homme en phase avec son temps, fascinant de complexité, entier et nuancé à la fois. Une anatomie donc, qui convoque maints sujets et types de documents à l'appui du discours, procédé littéraire qu'employa Heinlein dans Time Enough for Love, en référence à l'œuvre de Robert Burton, L'Anatomie de la mélancolie, publié en 1621 sous le nom de Démocrite junior.
Tout ceci n'est pas innocent : L'Anatomie de Burton, qu'on peut comparer en France aux Pensées de Montaigne, est baroque et exhaustive dans la démarche, elle thésaurise et analyse, récapitule des connaissances et contient de fulgurantes intuitions. Il est difficile de ne pas reconnaître là une des facettes d'Heinlein, à l'érudition fascinante, qui fait un avec le monde et le réifie avec tous les matériaux à sa portée. De même, Eric Picholle et Ugo Bellagamba utilisent de multiples outils dans ce texte fouillé, dense, pour tenter de restituer cette complexité.
Celle-ci fut probablement source de multiples méprises : il est difficile de savoir quand l'auteur se livre à une farce au second degré ou écrit avec différents niveaux d'interprétation. Ses prises de position tranchées, si nombreuses qu'elles paraissent contradictoires, ses aphorismes passe-partout le font passer pour un démagogue ou un malin retors capable de toujours retomber sur ses pattes. Il interdit par exemple aux critiques d'interpréter sa pensée à partir de ce qu'expriment ses personnages. Les auteurs lui donnent raison contre Panshin, l'admirateur exécré, qui entend parler l'auteur dès lors qu'une opinion revient de façon récurrente dans son œuvre. Pourtant eux-mêmes ne se privent pas d'analyser les positions d'Heinlein à partir d'extraits de romans : c'est peut-être le seul moment où leur objectivité est prise en défaut.
Dans leur ouvrage, nos deux anatomistes auront au moins mis en évidence la cohérence du personnage. Habitué très jeune à une discipline familiale nullement pesante, l'enfant de Kansas City rêve d'une carrière d'officier. S'il fut renvoyé de la Marine pour raisons de santé, on peut observer chez lui, tout au long de sa carrière, la méthode et l'application avec laquelle il se lance des défis et conquiert de nouveaux territoires. Il a un esprit d'ingénieur, ouvert et curieux, cherchant à mettre en application ce qu'il a appris. Ecœuré devant les politiques cyniques et les manœuvres frauduleuses, il s'est toujours intéressé aux questions sociales et milite dans le mouvement socialiste EPIC d'Upton Sinclair, écrivain devenu homme politique, ce qui influencera sans nul doute Heinlein dans ses choix de carrière futurs. En effet, après la défaite électorale qui l'a ruiné, il publie des romans pour rembourser ses dettes, avec la ferme intention de cesser d'écrire dès l'effacement de l'ardoise, ce qui est réalisé au bout de deux ans seulement. On sait ce qu'il advint : L'Histoire du futur, Starship Troopers, En Terre étrangère, Révolte sur la Lune sont des classiques sans cesse réédités. À travers ses livres, Heinlein continuait à faire de la politique, cherchant, en variant les contextes, des solutions aux problèmes posés, conscient qu'aucune n'était parfaite au point d'être pérenne.
Persuadé que la chance n'existe pas et que l'ignorance n'est pas une excuse, il a toujours organisé sa vie en fonction de principes clairs, et assumé ses choix. Il n'a pas hésité à étudier la physique quantique pour en faire matière à récits et maintenir ses connaissances à niveau alors qu'il n'a plus rien à prouver en tant qu'auteur. Il a créé un groupe de réflexion autour de la science-fiction (la Mañana Literary Society), est à l'origine de bien des techniques d'écriture propres à la S-F et cherche avant tout à avoir un style clair et concis, efficace pour ne pas dire utilitaire, conscient que c'est dans la façon de donner des ordres qu'une guerre se perd ou se gagne, ou une élection. La cohérence est à tous les niveaux. Les buts sont inchangés : il s'agit d'être utile à la société et à l'homme, à petite ou grande échelle. Sa générosité fait dire à Dick qu'il est « ce que l'humanité a de meilleur ».
Mais il connaît sa valeur et a les défauts de ses qualités. Au-delà de l'anecdotique, qui n'est toujours proposé qu'en support, les auteurs ont davantage cherché à analyser le système de pensée de Robert Heinlein. Ils cessent de parler d'une seule voix en fin d'ouvrage, pour s'autoriser à dire enfin leur admiration pour cet auteur, anthropologue accompli et grand écrivain, l'exemple type de l'honnête homme.
Tant d'érudition et de passion au service d'une réhabilitation ne laisse pas indifférent : on a vraiment envie de relire Heinlein en fermant ce livre — tout en évitant de trop s'attarder sur sa couverture où moment où on le referme, de peur d'en perdre le sommeil pendant une paire de nuits…