Voici un texte à l’histoire curieuse : publié pour la première fois en 1904 sous le titre Les Atlantes – aventures des temps légendaires, puis oublié du grand public avant d’être révisé en 1941 par P.-B. Gheusi. Cette version définitive, jamais publiée, bénéficie chez Callidor d’une belle édition incluant des illustrations originales mais aussi celles d’origine dans un cahier final proposant aussi une postface de Brian Stableford.
Le mythe platonicien justifiait la disparition de la puissante île par un cataclysme lié à l’orgueil des Atlantes : les auteurs de ce roman s’inscrivent dans cette tradition et font d’Atlantis une civilisation antique à mi-distance des deux mondes, l’Ancien et le Nouveau. La monarchie traditionnelle y repose sur un mythe fondateur évoquant les épopées méditerranéennes ; une théocratie basée sur un nouveau culte réclamant toujours plus de sacrifices humains l’a supplantée dans un passé trop récent pour avoir tout à fait pris l’ascendant. Soroé est donc l’histoire contrariée d’un changement de culte : hésitant semble-t-il entre des divinités abstraites (à l’image de celles des anciens Grecs) et des pratiques peu anodines voire fanatiques (telles que celles des anciens Mésoaméricains), les Atlantes donnent l’impression d’être au fond incertains de leur propre identité. Cujus regio, ejus religio : à la fracture religieuse se superpose une rivalité politique non encore soldée entre la dynastie légitime et le nouveau système, qui s’illustre par le conflit entre la princesse Soroé d’une part et la magicienne Yerra d’autre part, que l’irruption de nomades venus d’Europe – et dont le chef Argall porte, non par hasard, le même nom que le fondateur mythique de la dynastie atlante – vient en effet exacerber.
Dans leur soin mis à offrir un contexte religieux à même de justifier le résumé clinique de Platon, les auteurs n’oublient pas de construire une intrigue d’aventures faisant la part belle à ce qu’il convient d’appeler de la fantasy… La reine Yerra conserve son rang par ses pratiques occultes et ses philtres ; Argall doit son statut parmi les Atlantes à un glaive magique ; Soroé n’est pas choisie par le destin pour sa seule beauté mais aussi pour sa profonde dignité, y compris devant la mort. D’une certaine façon, il semble que Soroé – Reine des Atlantes fasse le pont entre les imaginaires d’autrefois et ceux de maintenant : en Soroé, le lecteur pourra reconnaître aussi bien Yseut que Leia Organa ; en Argall, aussi bien Tirant le Blanc qu’Aragorn ; en Yerra, aussi bien Circé que Mélisandre… L’Histoire de cette Atlantide se confond avec ses mythes, mais ceux-ci possèdent une substance palpable avec laquelle il n’est pas prudent de jouer, comme les protagonistes vont le découvrir à leurs dépens. Même le cataclysme final possède un intérêt historique : si la géologie moderne et la tectonique des plaques réfutent toute hypothèse d’une île-continent engloutie au beau milieu de l’Atlantique, son expression sous la plume de Gheusi et Lomon ressemble à s’y méprendre à un effondrement digne de la théorie des géosynclinaux alors en vogue, et son déclencheur n’est autre que la médiocrité humaine !
À ce titre, l’objet livré par Callidor mérite en tant que tel toute l’attention des amateurs d’imaginaires anciens – d’autant plus que la version non révisée, dans le même temps, est disponible chez ArchéoSF pour ceux qui désireraient en faire la comparaison – comme celle des atlantomanes acharnés : même les faiblesses de Soroé – Reine des Atlantes font sens, et contribuent à l’intérêt de l’ensemble…