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Les critiques de Bifrost

Soundtrack

Hideo FURUKAWA
PHILIPPE PICQUIER
624pp - 23,50 €

Critique parue en janvier 2016 dans Bifrost n° 81

Début du XXIe siècle. Dans une capitale japonaise en voie de tropicalisation, en proie aux épidémies virulentes, au débordement des cours d’eau et aux émeutes raciales, Touta, Hitsujiko et Leni se cherchent et se croisent sur fond d’apocalypse lente. Les deux premiers ont vécu quatre années, abandonnés sur une île déserte. Ils y ont développé une forte empathie avec la nature, au point de rejeter tous les aspects du progrès et de la civilisation humaine. De son côté, Léni appartient à la communauté moyen-orientale de Tokyo. En compagnie de son corbeau apprivoisé Kroy, l’adolescent(e) au sexe fluctuant a déclaré la guerre à Ceux du Talus. Il les traque dans les tunnels creusés sous les artères de la cité, les livrant à la vindicte de son pistolet photographique. Marginal à plus d’un titre, le trio va devenir peu à peu le fer de lance d’un changement brutal et total de paradigme.

Les éditions Picquier se sont fait une spécialité des romans et nouvelles asiatiques, témoignant toujours d’un goût sûr, tant du point de vue des classiques que des ouvrages plus contemporains. Soundtrack ne vient nullement contredire cette assertion. Le roman de Furukawa Hideo n’usurpe d’ailleurs pas sa réputation d’OLNI. Foisonnant, virtuose, iconoclaste, monstrueux, le récit échappe aux classifications pour créer sa propre niche littéraire, à l’ombre des deux Murakami, Haruki et Ryu. L’auteur japonais ne fait pas secret de sa volonté de démiurge, livrant le fond de sa pensée dans une postface éclairante. Sous sa plume, Tokyo devient la scène d’un spectacle punk où la performance théâtrale se pare des attributs du do it yourself et où la danse s’apparente à un art de la guerre.

Résumer l’intrigue de Soundtrack paraît une gageure, tant Furukawa Hideo puise à sa guise dans les différents genres. Une touche d’aventure, une structure empruntée au roman d’apprentissage, un soupçon de polar et un zeste d’anticipation, tels sont les ingrédients du cocktail avec lequel l’auteur dynamite le paysage urbain de la métropole japonaise. En vrac, il convoque l’ancien et le nouveau monde, usant de la danse, du cinéma, de la littérature comme des armes d’une lutte révolutionnaire contre le carcan de la tradition, le nivellement consumériste et l’illusion des diverses idéologies. Face à tout cela, il préfère l’énergie brute de la jeunesse et le déchaînement de l’instinct primitif.

À cause de sa densité et du jusqu’au-boutisme de son propos, Soundtrack peut paraître une lecture ardue, voire déstabilisante. Pourtant, on s’accroche, porté par des mots scandés comme une incantation rageuse, fasciné par les descriptions du tissu urbain et souterrain de la métropole tokyoïte, envoûté par le sens de l’anticipation de l’auteur, bousculé par la puissance de sa narration et les sursauts de sa chorégraphie du désastre. Bref, on ne reste pas indifférent face à ce déferlement d’émotions, entre performance théâtrale et roman. Les esprits curieux savent maintenant ce qu’il leur reste à faire. Ils ne seront pas déçus.

Laurent LELEU

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