Anne-Claire DOLY
LE PEUPLE DE MÜ
23,00 €
Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108
République des Neuf Cités, 260 ans après le Cataclysme qui a ravagé les terres et fracturé la Lune. Le monde, largement décimé, a retrouvé une forme de stabilité grâce à la mise en œuvre des préceptes du Livre, un ouvrage de sagesse antique utilisé comme fondation de la nouvelle société. Le monde, ou plus exactement le territoire des Neuf Cités, retranché derrière des frontières qui ne s’ouvrent qu’en fonction des besoins de repeuplement de la République. À l’extérieur, on est chez les « barbares », migrants clandestins, terroristes, assaillants aux frontières.
Bâtie sur les principes du Livre, la République des Neuf Cités est une transposition transparente de la République de Platon. Tripartition hiérarchisée entre intellectuels (qui disent le Beau, le Bon, le Juste et donc la Loi), guerriers (qui protègent) et producteurs (qui nourrissent) – tête, cœur, ventre –, inégalité stricte entre les citoyens et les barbares ou métèques venus de l’extérieur, communauté des femmes et des enfants afin que la natalité soit forte et le sentiment familial si possible inexistant, distinction claire entre sexe reproductif et sensualité, principe de justice qui assure que chacun, dûment éduqué aux valeurs de la Cité puis évalué par des tests, sera placé dans le Cercle que justifient ses aptitudes. La République est donc une éparchie juste (en sciences politiques, on dirait une épistocratie).
Ça, c’est la théorie. Car la République est corrompue. Socrate lui-même admettait que la mise en commun des femmes et enfants serait difficile à réaliser ; ici, en dépit de réguliers accouplements cérémoniels obligatoires et d’appariements par tirage au sort, il est facile de truquer le système, d’autant plus qu’on est haut placé dans la hiérarchie sociale (même Socrate envisageait cette possibilité). Ici aussi, l’égalité femme / homme, de droit, est limitée par le désir des hommes et la marchandisation d’un sexe profane. Quant aux examens censés attribuer justement les positions sociales, ils sont dévoyés pour s’assurer que les enfants du troisième Cercle ne s’élèveront pas. Conséquence de la Loi d’airain de l’oligarchie, s’est donc constituée une caste privilégiée (les Gardiens), à laquelle s’opposent les dissidents issus du troisième Cercle (ces damnés de la terre à la vie raccourcie par les maladies et les exécutions sommaires) et – chut, c’est un secret – toute une partie, factieuse, du deuxième Cercle (les guerriers, formés à une violence inouïe envers leurs « inférieurs »). Enfin, le principe eugénique est poussé à son paroxysme avec l’interdiction de l’épigamie (accouplement « vers le haut »), puni de manière atroce.
L’autrice nous fait découvrir ce monde insatisfaisant à travers les vies croisées d’Aulas, fils bâtard de la fille bâtarde (forcée de vivre en courtisane) d’un patricien du premier Cercle, d’Hadrian, un soldat, fils de patricien, qui ne veut plus tuer ceux qui n’ont que le tort d’être étrangers, et d’Ariane, médecin généreux qui soigne les étrangers et fille d’une mère annihilée pour épigamie. Autour d’eux, une théorie de seconds rôles qu’ils aiment, qui les aiment, qu’ils craignent, qu’ils haïssent, qu’ils envient ou méprisent. Le roman est l’histoire de ces vies alors que la République est menacée par une sédition qui se légitime elle-même en invoquant la corruption et l’affaiblissement des mœurs.
Tout ceci était appétissant et commençait bien. Hélas, on déchante au fur et à mesure des pages. Car le roman souffre de deux défauts principaux. D’une part il veut trop dire. Trop long, il décrit trop, tant les faits que les pensées ou les motivations. Don’t tell ! Sa longueur tient aussi à un excès d’écriture qui, parfois, perd le lecteur ou rend le texte pompeux. Elle tient enfin à un excès de rebondissements, de morts inopinées et de traîtres cachés qui font que les cheminements d’un point A à un point B du récit sont toujours inutilement tortueux. D’autre part, une bonne partie de la révolte des personnages principaux est appuyée sur les sentiments qu’ils éprouvent pour d’autres personnes. L’autrice voulait peut-être dire que seule l’émotion peut rendre la raison à un excès de raison et ainsi refaire de nous des humains. Malheureusement, ces interminables passages d’émois sentimentaux sont d’une grande mièvrerie qui choquerait même dans du YA.