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Les critiques de Bifrost

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

Nés dans une modeste famille de pêcheurs et contrebandiers, Raphaël et Gabriel ont été marqués dès leur naissance du sceau de la monstruosité. Deux esprits dans un seul corps, ils ont surgi au monde dans un grand cri, celui de leur mère lorsqu’elle a découvert leur condition de frères siamois. Leur survie n’a tenu à pas grand-chose, la solidarité d’une fratrie belliqueuse et l’attention de tous les instants d’une sœur aînée aux instincts maternels. Mais surtout, Raphaël et Gabriel ont tracé leur route dans l’existence grâce à leurs voix enchanteresses et aux relations entretenues avec un inframonde à la fois merveilleux et effrayant. De quoi accomplir des miracles.

Le chroniqueur confesse avoir beaucoup apprécié le travail d’éditeur de Jean-Luc A. D’Asciano, notamment pour les traductions d’Efroyabl Ange1 et de Un Chant de Pierre de Iain Banks, mais aussi pour les rééditions de Mark Twain. On renverra les éventuels curieux vers le catalogue des éditions de L’Œil d’Or et le n°83 de Bifrost pour obtenir de plus amples informations. Avec Souviens-toi des monstres, on découvre désormais l’auteur et, le moins que l’on puisse affirmer d’emblée, c’est qu’il mérite bien plus qu’un regard distrait.

Roman d’apprentissage, celui de deux frères hors norme, et récit picaresque où l’on court d’émerveillement en horreur indicible, Souviens-toi des monstres nous emmène en terre d’Italie. Mais, une Italie imaginaire n’étant pas sans rappeler celle de Carlo Collodi, de Dante ou d’Italo Calvino. Une Italie truculente, réduite à un archipel d’îles peuplées de pirates ombrageux, de pêcheurs superstitieux, de prêtres refroqués, d’athées généreux, d’assassins impitoyables, de démons échappés de l’enfer, de carbonari prêts à en découdre et autres anarchistes rêvant d’un monde idéal. Une Italie pétrie de religiosité, où les querelles politiques se résolvent au café ou au bordel, voire par un coup d’État dans les situations les plus extrêmes.

Dans sa manière de raconter des histoires, puisant dans les contes ou les mythes, voire dans les pages de l’Ecclésiastique et de l’imaginaire livresque, Jean-Luc A. D’Ascanio n’est pas sans rappeler Jean-Claude Marguerite et son Vaisseau ardent (in Bifrost n°60). Le récit digresse, sans cesse, multipliant les parenthèses en forme d’hommage aux grands conteurs. Il nous émerveille de ses sursauts romanesques, où la cocasserie des personnages côtoie l’agitation picaresque. On suspend de bonne grâce son incrédulité au foisonnement bigger than life de l’univers de Raphaël et Gabriel dont les boucles narratives se déploient sur un mode autobiographique mêlé de préoccupations politiques, au meilleur sens du terme. Le vulgaire se frotte ainsi à l’extravagance, le pittoresque côtoie le prosaïsme d’un quotidien attaché à la survie et le surnaturel affronte les ressorts terre à terre de la trahison et de l’envie, sur fond d’aventures, sans que jamais ne se relâche la tension dramatique.

À bien des égards, Souviens-toi des monstres se révèle un roman exigeant et dense, véritable livre-monde mâtiné de récit d’apprentissage, dont les circonvolutions dévoilent des trésors d’inventivité, de sensibilité et de drôlerie. En parcourant ses pages, on est littéralement subjugué par l’ambition d’un auteur qui semble vouloir nous transporter ailleurs, dans un univers où sont invoquées à bon escient les mânes d’une littérature foisonnante et d’une imagination monstrueuse. Il serait impardonnable de ne pas se laisser tenter par ce formidable roman, doté de surcroît d’une illustration très inspirée d’Elena Vieillard. Vous savez maintenant ce qu’il vous reste à faire.

Laurent LELEU

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