Rendons grâce aux Moutons électriques de nous proposer un bel et singulier ouvrage avec le second roman de Cédric Ferrand, auteur du très remarqué Wastburg. Magnifiée par l’agréable format de la « Bibliothèque voltaïque », la superbe couverture de Prince Gigi met tout de suite le lecteur dans l’ambiance : grise, lourde, neigeuse et quinquennale, la seule couleur émettant une quelconque chaleur étant ce rouge terriblement évocateur. Oui ! nous sommes bien en Russie. Mais pas le Grand Ours que nous connaissons ; ici, point de camarade Poutine, nous plongeons en territoire uchronique.
« Il sait bien qu’une entrevue pour un travail, c’est la rencontre de deux menteurs qui s’entreprennent réciproquement. L’un se met à son avantage en embellissant des emplois merdiques et en montant en épingle ses petites réussites, l’autre garantit qu’il y aura des possibilités de prendre du galon et que la paye suivra. Même que le café sera gratuit, tiens. »
Dans un futur proche et alternatif, Méhoudar, un Russe d’origine birobidjanaise, postule pour un emploi d’ambulancier chez Blinji, une compagnie installée dans une ancienne cathédrale. On l’affecte comme stagiaire à un duo d’urgentistes chevronnés qui assure les interventions de nuit : Manya et Vinkenti. Les tribulations nocturnes du trio sillonnant Moscou à bord de son ambulance volante sont l’occasion de découvrir une Russie désertée par le pouvoir exécutif, asservie par la milice, ruinée par une économie en panne sèche et assaillie par les entreprises européennes à la technologie plus avancée.
Cédric Ferrand avoue lors d’une entrevue accordée au site ActuSF : « Toutefois, il serait vain de chercher le point de divergence précis de cet univers car il n’est même pas fixé dans ma tête. » Si certains éléments de réponse sont disséminés de part et d’autre du récit (la mort de Brejnev, l’accident de Tchernobyl), il reste difficile de savoir exactement ce qui a précipité le pays dans une situation aussi désastreuse.
Peut-être est-ce le sovok, que l’on pourrait traduire du russe argotique par « pauvre Soviet ringard » et rattacher à la notion d’Homo sovieticus chère à certains sociologues de l’Est : le soi-disant homme « nouveau » produit par soixante-dix années d’un régime soviétique plus ou moins sévère, celui dont il est difficile d’effacer les traces malgré les chutes de murs et autres effets de transparence…
Loin de « l’intrigue au rythme crescendo » promise par le quatrième de couverture, Sovok est une impressionnante peinture d’un Moscou imaginaire, le parti pris littéraire d’un auteur réellement doué qui peut se permettre de sacrifier ladite intrigue sur l’autel d’une vision soignée à l’extrême et terriblement immersive.
Il ne fait aucun doute que sur cette lancée, Cédric Ferrand produira un jour quelque chose de très grand. Sovok aidera le lecteur à patienter jusque-là.