Dix ans. Dix ans déjà que Jacques Mucchielli nous a quittés. Trop tôt, beaucoup trop tôt (il avait 34 ans). Laissant derrière lui un roman fantastique, Sur le fleuve, et de nombreuses nouvelles, dont bien entendu celles qui constituent le corpus de « Yirminadingrad » (du nom de cette ville imaginaire située en Europe de l’est, au bord de la Mer Noire), pur chef-d’œuvre convoquant un peu tous les genres, de la science-fiction au polar en passant par la littérature sociale et politique. Le tout coécrit avec Léo Henry, son compère de toujours, qui est à la baguette de cet élégant recueil publié par la micro-structure des Règles de la Nuit, située à Strasbourg, et bénéficiant d’une préface de Maheva Stephan-Bugni, sous forme d’émouvante nouvelle/portrait qui, l’espace d’un instant, nous donne à partager quelques moments (réels ? inventés ?) de la vie de Jacques. Les textes, brièvement présentés par Léo Henry, sont pour partie inédits. Mucchielli s’y met du reste en scène, en compagnie de Henry, dans le très second degré et fort jouissif « Journal anticipé d’un écrivain mythomane », décrivant leur parcours parallèle vers la célébrité et la réussite sociale, et la jalousie qui en découle forcément. Une satire grinçante qui tranche nettement avec le ton beaucoup plus dramatique des autres textes. Car, dans « Spam », le marketing est devenu viral, il est injecté dans le sang via des moustiques transgéniques – et encore, on ne parle là que d’applications civiles… « Shrapnel memento » traite aussi de la guerre, au travers d’un récit déconstruit qui glace le sang. « Le Sixième sens » convoque une figure classique du fantastique, pour mieux la projeter dans un univers moderne… Enfin, Paris est le personnage principal de deux textes: « Il est cinq heures… », à la structure étonnante, et « Ce qu’ils savent de Paris », à l’atmosphère ténébreuse… On retrouve dans ces différents textes ce qui fait la force de Yirminadingrad : une narration au plus près de l’humain, des petits bouts de vie, à la fois insignifiants et primordiaux, une vision de la détresse sans misérabilisme et avec une force impressionnante. Le matériau humain est travaillé à la manière d’un sculpteur qui y projetterait toute sa volonté créatrice, comme l’est la langue, splendide, puissante, envoûtante… L’auteur n’oublie pas de se lancer aussi quelques défis oulipiens, comme la construction de certains textes, ou « L’Or des fées », qui mélange allègrement les genres. On y trouve aussi un très beau texte du corpus de « Yirminadingrad », un splendide hommage au Ballard de Vermilion Sands, paru dans les pages de Bifrost, et un commencement de roman fantastique et anorexique, illustré par Caroline Vaillant, qui partageait l’existence de l’écrivain, et à la mise en page étonnante. Signalons pour finir que la couverture de ce livre est signée Stéphane Perger, qui fut également co-auteur pour « Yirminadingrad », puisque pour le dernier tome de la série, Adar, ses illustrations ont inspiré d’autres écrivains afin qu’ils racontent leur vision de la ville, et l’on comprendra que ce recueil est définitivement une affaire de famille, celle qui, dix ans après, n’a toujours pas su se consoler de la disparition prématurée de cette voix tellement attachante qu’était Jacques Mucchielli. On espère que cette famille se découvrira de nouveaux membres à la lecture de Spam.