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Les critiques de Bifrost

Stalker

Boris STROUGATSKI, Arcadi STROUGATSKI
DENOËL
222pp - 18,25 €

Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59

[Critique commune à L'Île habitée et Stalker.]

Après Il est difficile d’être un dieu l’année dernière, la collection « Lunes d’encre » poursuit la réédition des œuvres majeures des frères Arkadi et Boris Strougatski avec — toujours sous de très belles couvertures de Lasth — deux titres particulièrement marquants, L’Ile habitée et, bien sûr, le célébrissime Stalker, ou Pique-nique au bord du chemin, probablement le plus fameux roman des frangins du fait de son adaptation cinématographique par Andreï Tarkovski (une adaptation passablement libre, toutefois — même si scénarisée par les Strougatski, mais sous la direction du réalisateur : les mauvaises langues pourront se réjouir de ce que le roman est beaucoup moins soporifique, hermétique et prétentieux que le film…). Un livre qui a assurément marqué de son empreinte son époque et son pays, à tel point, nous dit la quatrième de couverture, que « c’est sous le surnom de stalkers qu’on connaît désormais les hommes et femmes qui ont étouffé le cœur du réacteur en fusion de Tchernobyl, entre le 26 avril et le 16 mai 1986 ». Précision que l’on pourra à bon droit trouver un brin putassière et d’un goût douteux, et dont on fera peut-être bien de se souvenir le moment venu…

Mais parlons (enfin) du roman. De mystérieux extraterrestres sont venus sur Terre. A l’instar de ceux de l’excellent Génocides de Thomas Disch, on ne les verra jamais, et on ne les connaîtra qu’au travers de leurs manifestations. Toutefois, à la différence de ces derniers, il semblerait qu’ils soient tout simplement repartis, et qu’ils n’aient donc fait qu’une « Visite » éclair sur Terre. Mais la Visite a laissé des traces, plusieurs « Zones » réparties sur la surface de la planète, où ils ont abandonné des objets de toute sorte, au fonctionnement et à l’utilité mystérieux, tels les « creuses ». Mais les Zones sont avant tout des endroits dangereux, émaillés de pièges qui semblent à première vue défier les lois de la physique, quand ils ne font qu’en appliquer de différentes : « calvities de moustiques », « gelées de sorcières », « hachoirs », « gais fantômes », et tant d’autres encore…

La Zone a ses spécialistes, mais elle a surtout ses contrebandiers, ses trafiquants, ses guides : ce sont eux, les stalkers, qui ont baptisé ainsi les pièges et les objets que l’on y trouve. Le roman — court mais dense, divisé en quatre longs chapitres — nous invite essentiellement à suivre les pas de l’un d’entre eux, le rouquin Redrick Shouhart, de la Zone de Harmont. Le premier chapitre pratique plus ou moins l’attaque en force, en nous plongeant très vite au cœur de la Zone et de ses mystères meurtriers. Mais, si le roman sait se montrer palpitant, il saura aussi adopter par la suite un ton plus posé, et les scènes les plus passionnantes, finalement, auront lieu en dehors de la Zone, dans le monde gris cendré des hommes, mesquin et triste, avec ses petites intrigues, ses petites bassesses… et ses interrogations sur l’objet de la Visite. Les hommes ne seraient-ils que des fourmis, se jetant sans rien y comprendre sur les débris abandonnés par des pique-niqueurs au bord du chemin ? C’est ce dont débattent, dans le chapitre 3, Richard H. Nounane, le meilleur ami de Redrick, et le prix Nobel Valentin Pilman ; les perspectives qu’ils dégagent, dans tous les cas, sont plutôt humiliantes pour l’humanité…

Mais l’espoir demeure, pourtant, incarné dans certains mythes propres aux stalkers, et notamment celui de la « Boule d’or », un artefact laissé par les Visiteurs et qui serait à même d’exaucer tous les vœux. Un mythe ? Et si c’était vrai ? S’il était possible de changer les choses, de sortir les hommes de leur insupportable condition ? Le jeu en vaudrait la chandelle, non ? Et le sceptique et soiffard Redrick Shouhart pourrait bien finir, lui aussi, par se mettre en quête de la Boule d’or… mais pourrait-il la comprendre ? Et elle, comme tous les objets de la Zone, pourrait-elle comprendre les humains ? La communication est-elle seulement possible ?

N’y allons pas par quatre chemins : Stalker est un chef-d’œuvre. Mais il fonctionne tel « l’effet Ballard » (ce qui tombe bien, au regard du dossier du présent Bifrost), comme une bombe à retardement, de manière très insidieuse : une fois le livre refermé (ce qui arrive vite, il est très court), on sait qu’on a lu quelque chose de bon, voire très bon, et ce n’est qu’alors, dans un sens, que le véritable travail débute, que les images apparaissent, que les idées, superbes, viennent à s’exprimer dans toute leur force. On reste alors sous le choc de l’intelligence du propos, et de la maestria avec laquelle les frères l’ont amené. Un chef-d’œuvre, donc, et pour une fois le qualificatif n’est pas galvaudé.

Si L’Ile habitée ne saurait prétendre à semblable statut, ça n’en est pas moins à son tour un roman fort intéressant, très proche dans ses thématiques d’Il est difficile d’être un Dieu (le camarade Patrice Lajoye, dûment interrogé à ce sujet, a confirmé que les deux romans pouvaient être considérés comme faisant partie d’un « cycle » plus ou moins informel et comprenant en outre Tentative de fuite, antérieur, puis Le Scarabée dans la fourmilière et Les Vagues éteignent le vent), mais en bien plus convaincant.

Le roman débute d’une manière atrocement banale que n’aurait pas reniée Jack Vance. Maxime, un jeune Terrien du GRL (Groupe de Recherches Libres) s’échoue sur une planète « archaïque » (dont le stade de développement correspond approximativement à celui de la Terre des années 1960, en somme…). Bientôt rebaptisé Mak Sime, il y fait la découverte d’un terrible régime totalitaire, une dictature militaire qui s’en prend aux « dégénérés ». Ceux-ci souffrent considérablement des ondes émises par des tours implantées à travers la majeure partie de l’île habitée, et c’est ce qui permet de les identifier. Mais — lâchons le mot, puisque la quatrième de couverture ne s’en prive pas —, la véritable fonction de ces tours est tout autre : elles permettent le contrôle de la population ; et c’est parce que les « dégénérés » y sont insensibles qu’ils constituent une menace pour le régime… Mak Sime n’accepte pas cet état de fait : il rejoint bientôt le maquis et se fait résistant, prêt à tout pour renverser le régime « fasciste » des Pères Inconnus…

A la lecture de ce roman (bien plus long que les deux précités), il est une chose qui frappe immédiatement : on n’en revient tout simplement pas qu’un tel ouvrage (« le plus politique des romans des frères Strougatski », dit la quatrième de couverture — euphémisme !) ait pu être publié en Union soviétique en 1971 ! Aussi avons-nous de nouveau fait appel aux lumières du camarade Lajoye pour tenter d’expliquer cette étrangeté. Il y a tout d’abord le personnage de Maxime, qui est censé être le Komsomol parfait, le surhomme, l’homo sovieticus. Certes… Mais malgré tout, et quand bien même le régime qui nous est présenté est qualifié de « fasciste », il n’est guère difficile de lire entre les lignes… Mais il est vrai qu’il est toujours possible de faire un double discours, dans une optique brejnévienne. En outre, la popularité des Strougatski les rendait relativement intouchables, et enfin l’Union des écrivains ne s’intéressait plus à leur cas, contrairement aux années 1960, dans la mesure où elle ne les envisageait que comme écrivant des ouvrages puérils… Aussi le roman échappa-t-il largement à la censure, et seuls quelques passages concernant le fonctionnement interne des Pères inconnus, guère primordiaux, durent-ils être réintégrés (ils furent néanmoins plus nombreux que pour les deux autres romans, semble-t-il). Etonnant, tout de même…

Quoi qu’il en soit, c’est bien ce caractère éminemment politique qui fait tout l’intérêt du roman (par ailleurs très enlevé et palpitant, même si parfois un peu gros… et on avouera que le « surhomme » Maxime a quelque chose de profondément agaçant !) : la réflexion sur le politique, notamment sur le volontarisme politique et la notion de progrès, est tout à fait passionnante — et pertinente hors de tout contexte historique spécifique, même si on constatera que la situation actuelle de la Russie rend la lecture de L’Ile habitée d’autant plus troublante…

Un chef-d’œuvre et un très bon roman d’une actualité et d’une pertinence étonnantes : la collection « Lunes d’encre » nous a gâtés avec ces deux très belles rééditions des frères Strougatski. On en conseillera vivement la lecture à tous les amateurs de grande science-fiction, quelle que soit ses origines : la meilleure littérature n’a jamais eu de frontières.

Bertrand BONNET

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