Révélée en 2013 avec son recueil Complications aux allures de roman, lauréat du Grand prix de l’Imaginaire en 2014, Nina Allan présente ici un bouquet de nouvelles basées sur le même principe.
D’entrée, le recueil commence par un récit intitulé « Face B », comme une invitation à inverser l’ordre des choses. Il y est question d’un jeune joueur d’échecs, formé par un vieil homme qui avait vu en lui un futur champion, de son excès de confiance l’ayant conduit à sous-estimer son adversaire et de sa passion pour l’actrice de films d’épouvante Ruby Castle, également connue pour avoir assassiné par jalousie son partenaire dans American star et amant à la ville.
Soudain, le réel dérape et se brouille, des éléments fictifs interfèrent avec les récents événements de la journée, alors qu’à l’inverse des bribes de vécu contaminent l’imaginaire : Michael croise en route les inquiétants sosies d’un film de Ruby Castle tandis que dans un coffret miniature tout juste offert, l’automate joueur d’échecs effectuant une ouverture contre un nain au visage séduisant devient le portrait d’un personnage croisé un peu plus tôt. Rien n’est explicitement dit, pas plus que le récit ne se conclut franchement : au lecteur de prolonger l’histoire et de tenter de rassembler les fils épars qui en font la trame.
Le véritable fil rouge réside dans l’évocation de cette actrice par les protagonistes de ces récits très dissemblables. On apprend ainsi qu’elle débuta dans un cirque itinérant comme partenaire d’un lanceur de couteau, joua dans « Le Marionnettiste », où des parasites nécrosants se répandent dans une fête foraine, reçut la visite d’un poète dans sa prison après le meurtre. Les éléments épars de sa biographie deviennent des motifs déclinés dans chaque récit, de façon fortuite et aléatoire, sans incidence directe, du moins sans qu’il soit possible de déterminer en quoi ils modifient la perception qu’on en a. Il est d’autres thèmes sous-jacents, comme la sourde angoisse devant des menaces sexuelles, un nain au très beau visage qui cristallise en partie ces troubles émois, des légendes à caractère fantastique, des disparitions mystérieuses, de nombreuses références littéraires, en majorité de langue allemande, surtout viennoise, des correspondances temporelles, comme si, à des moments précis, les événements se synchronisaient sur une même fréquence. Nina Allan en tire des effets de moirage qui renforcent encore la dominante fantastique des récits.
« Le Ver du Lammas » confirme cette impression : l’histoire, centrée sur la légende d’un esprit à la puissance sexuelle démoniaque, se déroule dans le cirque à l’époque où Ruby y travaillait. Le récit suit une mystérieuse jeune fille trouvée nue sur la route et adoptée par la troupe, qui attise les passions et suscite les jalousies par ses trop nombreux talents, et que le nain de l’équipe finit par épouser pour son malheur. Par petites touches s’organise le récit, ici une forme de vampirisme à forte valence érotique, que soulignent de discrètes références, comme celle à Schnitzler, dont « La Nouvelle rêvée » a inspiré Kubrick pour Eyes Wide shut.
Ainsi, chaque récit contient les éléments d’un puzzle que le lecteur doit assembler, sans toujours être assuré que la pièce qu’il examine appartient à l’ensemble. Son parcours ressemble à celui effectué dans un labyrinthe se situant à cheval sur deux mondes parallèles.
C’est ce qu’évoque l’excellent récit qu’est « La Porte de l’avenir », où il est question des Palasten, des galeries des glaces modulables que construisirent au xixe siècle les frères Gelb, menuisiers dont les meubles sculptés représentaient d’effroyables scènes de sabbat. C’est le récit qui devient ici modulable tant il décline de motifs qui se reflètent à l’infini. Dans les années trente en Allemagne, alors qu’elle était sous la responsabilité d’un bibliophile, ami du père et amant de la mère, une fillette disparaît dans la galerie des glaces d’une fête foraine. Des années plus tard, le bibliophile croisera, fugitivement, l’adulte qu’elle est devenue sans obtenir de réponse à ce qui s’est passé ce jour-là, et dont il eut pourtant un aperçu, ayant entrebâillé une dimension donnant sur un autre temps, offrant une fugitive vision des camps de la mort à venir. Le récit discrètement science-fictif livre, sinon la clé du livre, la méthode d’écriture de Nina Allan.
Elle la détaille dans un article final : elle explore des connexions invisibles pour mener une conversation entre divers personnages à travers les récits, à l’image de cette jeune femme qui, dans « Cytises », restée en relation avec un vieux poète, écrit un poème d’inspiration mythologique évoquant son malaise à retrouver partout autour d’elle une amie disparue, jusque dans un film comme La Comète, qui se déroule dans le milieu du cirque.
« Poussière d’étoiles », une uchronie, met la méthode en application : la jeune Alina doit composer pour l’école une rédaction narrant les faits très ordinaires de sa vie le jour du lancement de la première fusée thermonucléaire. La petite et la grande histoire s’intriquent bien plus que prévu dans la mesure où un meurtre était commis dans son entourage pendant que la fusée se désintégrait en vol.
Le même télescopage est à l’œuvre dans « Le Naufrage du Julia », un tableau qu’acquiert le narrateur lors d’une vente aux enchères, parce qu’il représente exactement le cauchemar qu’il fait depuis la disparition réelle et métaphorique de sa femme : son entourage la croit disparue dans un crash aérien, mais lui sait qu’elle n’était pas à bord et avait profité du drame pour le quitter.
L’écriture de Nina Allan est assez proche de celle de Ballard, qui laisse le récit affleurer à la surface du texte sans le canaliser de façon volontaire. La parenté avec Christopher Priest, dont elle est par ailleurs la compagne, est aussi évidente. La mise en place assez lente de l’histoire qui bifurque ensuite dans une autre direction lui est typique. Ici aussi, les intrigues finissent par précipiter et se cristalliser autour d’un élément en apparence mineur mais commun aux deux. Une manière de dire que nous sommes tous liés les uns aux autres, que nous sommes tous, pour reprendre le commentaire de Robert Shearman dans sa postface, de la poussière d’étoiles.
Avec ce recueil de très haut niveau, Nina Allan confirme ici l’ampleur de son talent.