Il est, je pense, aussi difficile en 2019 de vendre que de chroniquer Starship Troopers. Le roman est ancien (VO en 1959, Prix Hugo en 1960, VF en 1974, sous le titre Étoiles, garde-à-vous !) ; un film en a été tiré en 1997, qui, pour beaucoup, constitue une connaissance suffisante de l’œuvre. Et pourtant, il est bien utile aujourd’hui de se replonger dans Starship Troopers, ceci pour deux raisons. D’abord car le film de Paul Verhoeven, en dépit de ses qualités propres, adopte un ton ironique – qui rend dérisoires les accusations de cryptofascisme dont certains l’ont affublé – alors que le texte de Heinlein est grave. Ensuite car ce dont parle l’auteur – et là, il faut rendre aux préfaciers Ugo Bellagamba et Éric Picholle ce qui leur est dû en terme d’analyse – c’est de l’engagement et de son prix, quelles que soient les formes que prennent celui-ci et celui-là.
L’histoire est assez connue pour qu’on puisse n’en dire que quelques mots. Futur, espace humain. La Terre et ses colonies spatiales sont gouvernées par un système – que Heinlein développe peu – dans lequel la citoyenneté est subordonnée à la réalisation d’un service fédéral, souvent militaire. Les non citoyens, majoritaires, y sont comme les métèques des cités grecques, libres de vivre et d’agir mais dépourvus de pouvoir politique.
Le roman, à la première personne, est l’histoire de Juan Rico, un jeune diplômé qui s’engage un peu par hasard et contre l’avis de ses parents, et se trouve affecté dans l’Infanterie Mobile, le corps des fantassins d’élite de l’armée fédérale. Rico, qui s’engage en temps de « paix », fait ses classes – très dures – puis se trouve plongé dans une guerre chaude déclarée vers la fin de sa période d’instruction par une race d’insectes lancés – ni plus ni moins que les humains – à la conquête de l’espace connu et des ressources vitales qu’il renferme. Instruction, épreuves et expérience feront grandir Rico jusqu’à lui faire comprendre quel doit être l’engagement du citoyen ; qu’il ne s’agit pas pour lui et les autres engagés de simplement gagner un droit de vote dont beaucoup (jusqu’aux parents de Rico) se passent fort bien, mais de vivre en plein accord avec la communauté politique dont ils se réclament – jusqu’à lui sacrifier temps, santé ou vie.
Certes, Starship Troopers accuse parfois son âge – dans les rapports de genre par exemple. Certes, encore, il est un vrai roman de guerre, avec ses passages obligés, du sergent sévère mais juste aux rivalités viriles entre armes. Certes, enfin, on y trouve un usage aussi immodéré qu’irréaliste des munitions nucléaires tactiques (même si l’utilisation tactique de ces armes fut envisagée durant la Guerre de Corée). Mais le roman reste essentiel car il aborde des questions intemporelles. En effet, par-delà le récit très SF militaire (si on y est allergique, mieux vaut passer son chemin), le roman développe deux thèmes principaux. D’une part, la fusion dans une communauté de frères d’armes (on peut penser à la première partie de Full Metal Jacket) qui serait tout aussi soudée si elle était une communauté de citoyens engagés dans une action autre que militaire – les travaux du politiste D. Gaxie, entre autres, disent assez les liens qui naissent dans l’action militante ; ces liens de fraternité nés de l’adversité partagée, dont manquent trop souvent les sociétés individualistes. D’autre part, l’importance et la valeur de l’engagement civique, quelle que soit la forme que prend cet engagement — militaire ici, écologique peut-être aujourd’hui, par exemple. En 1959, Heinlein invitait à s’engager, ce qui signifie accepter d’en payer le prix si nécessaire. Notre époque utilise le mot citoyen comme un mantra dépourvu de sens. Il faut alors laisser la parole à Rousseau : « Dans un État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l’argent. Loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes… Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées ». Que nous en sommes loin ! C’est alors une piqûre de rappel qu’administre Heinlein, lui qui fait dire à ses personnages : « le destin le plus noble d’un homme est de placer son corps mortel entre son foyer et les ravages de la guerre » ou « Il n’y a pas de plus grand amour qu’une chatte qui meurt en défendant ses petits ». Il voulait rappeler qu’il n’y a pas de droit sans devoir, ni de liberté sans responsabilité. Et si nul ne souhaite ni mourir ni souffrir, il importe d’être prêt à le faire lorsqu’est en jeu la survie même de la communauté politique. Un message dont notre époque a, semble-t-il, grand besoin.