« C'était un type qui passait ses journées à se secouer les poux des cheveux. Le toubib lui dit qu'il n'avait pas de poux dans les cheveux. Après être resté huit heures sous la douche, debout sous l'eau chaude à souffrir le martyre, heure après heure, à cause de ses poux, il sortait et se séchait, et il trouvait encore des poux dans ses cheveux ; en fait, il en trouvait partout. Un mois plus tard, il en avait dans les poumons. »
C'est ainsi que commence ce livre, relation romancée des rapports que Dick eut avec le milieu junkie, pendant toute l'année 1971 au cours de laquelle — pratiquant la politique de la porte ouverte — sa maison devint le repaire des drogués, dealers et marginaux de la Baie, ainsi qu'au début de 1972, lors de son séjour volontaire dans un centre de désintoxication.
À travers la trajectoire du toxico Bob Arctor, qui est également l'agent des stups Fred, chargé un jour par ses supérieurs (qui ignorent son identité réelle, l'apparence physique des agents leur étant masquée par un ingénieux complet brouillé — seul artifice S-F indispensable à l'histoire) d'espionner… Bob Arctor, Dick met en scène des personnages qu'il a connus, des anecdotes et des situations dont il a été témoin. Il narre la déshumanisation, la destruction de l'individu (poussée à son extrême par un habile renversement de la logique : Fred en vient à ne plus avoir conscience qu'il est aussi Bob Arctor…) provoquées par la drogue. Il relate les discussions oiseuses et sans but ni fin des accros, révélant la vacuité de leur existence.
Cela pourrait être une démonstration pesante. Cela pourrait être piteusement risible. Voire geignard, sur le mode « regardez comme nous avons souffert ».
Il n'en est rien.
Car l'auteur utilise un style plat, il raconte, sans fioritures, mais fait une nouvelle fois preuve de son humour noir et grinçant (comme un des drogués du livre, « il avait conservé le don de voir le côté drôle des choses malgré sa piteuse condition personnelle »). Il ne porte pas de jugement de valeur sur ses personnages, au contraire, il les aime, il parvient à faire entrevoir la lueur d'humanité, de charité, qui subsiste dans ces individus paumés et dérisoires égoïstement obsédés par leur prochain hit, leur prochain rêve. Il montre que le mal de la drogue contamine même ceux qui la combattent (« La nuit, quand je n'arrive pas à dormir, je me dis que, merde, on est encore plus froids et calculateurs qu'eux », avoue un agent des stups). Il remet une fois de plus en cause les faux-semblants (Bob Arctor n'est pas le seul à ne pas être ce qu'il paraît être), même si dans Substance Mort il ne remet pas vraiment en question la nature de la réalité.
Et il signe là un chef-d'œuvre douloureux, un roman terrible, qui frappe au cœur, fort, et que seule une petite fleur bleue empêche de refermer avec un sentiment de désespoir.