Les temps sont durs pour les traducteurs, à Moscou, de nos jours. Dmitry Alexeïevitch parvient difficilement à joindre les deux bouts. Il est prêt à accepter n’importe quel contrat. Même un texte en espagnol, langue qu’il n’a pas pratiquée depuis ses études. Le traducteur précédent ne donnant pas signe de vie, il se retrouve avec, dans les mains, le deuxième chapitre d’une chronique datant du XVIe siècle : narration du périple d’une troupe espagnole dans de mystérieuses forêts du Yucatán, elle le fascine immédiatement. L’objet de cette expédition fluctue selon les chapitres : un trésor fabuleux, des manuscrits païens à détruire. Mais le danger, lui, est bien réel. Dès les premières pages, des hommes disparaissent ; d’autres meurent, happés par d’étranges forces.
Et ce récit imprègne rapidement la vie de Dmitry Alexeïevitch, déjà décalée, puisqu’il vivait la nuit et dormait le jour, rythme plus adapté, selon lui, à son travail. Les événements de la chronique trouvent écho dans le quotidien du narrateur. Le climat moite du Yucatán s’insinue dans les rues de Moscou couvertes de neige. N’est-ce qu’une illusion due à la fatigue ? Et qu’est-il arrivé au prédécesseur de Dmitry Alexeïevitch ? Et surtout, pourquoi l’employé de l’agence de traduction finit-il assassiné, laissant derrière lui une vraie mare de sang ?
Les lecteurs de Metro 2033 et Metro 2034 seront peut-être déstabilisés par cet ouvrage, écrit entre les deux volets de ce diptyque à succès. Toujours attaché à cette ville de Moscou qu’il décrit, en filigrane, dans chacun de ses livres, Dmitry Glukhovsky passe de la science-fiction au fantastique teinté d’ésotérisme. Des tunnels du métro, il glisse vers les méandres de l’esprit, les mailles de la peur et de l’angoisse, les frontières du surnaturel. Au fil des pages, il tente d’instiller le malaise et le doute dans l’esprit de son lecteur. Son personnage principal (qui, d’ailleurs, porte le prénom de l’auteur et réside dans sa ville) est le narrateur : nous sommes dans la tête du héros, nous voyons le monde à travers ses yeux. Ce qui lui arrive se produit-il vraiment ? Ne sombre-t-il pas plutôt dans la folie ? De nombreux monologues le montrent en train d’essayer de comprendre ces bouleversements. Il tente, de manière apparemment rationnelle, d’analyser l’irruption d’un passé depuis longtemps disparu dans son existence.
Et pas seulement dans la sienne. Car le monde lui aussi semble se diriger vers une catastrophe. La fin de l’univers prévue par les Mayas (encore et toujours !) ? Les suites du dérèglement climatique induit par notre mode de vie ? En attendant, les ouragans, les séismes se multiplient, faisant des milliers de victimes. Les savants restent sans réponse devant ces destructions. Et Dmitry Alexeïevitch se retrouve au centre d’un maelstrom destructeur, en quête de réponses. Suivi par un lecteur un peu las devant la énième introspection du narrateur, mais néanmoins avide de découvrir le fin mot de cette histoire — il ne sera pas déçu ; les tergiversations du traducteur moscovite, qui auraient mérité un léger coup de rabot, finissent par mener au bout du tunnel.
Au final, même si le roman n’échappe pas à certaines longueurs typiques de l’élève appliqué, Sumerki est une incursion plutôt réussie de Dmitry Glukhovsky dans un genre peut-être un peu moins balisé que sa série à succès.