Il y a bientôt dix ans, quelques audacieux lecteurs français découvraient Hannu Rajaniemi et son effarant premier roman, Le Voleur quantique (cf. Bifrost n° 71), œuvre de hard science aussi ardue que jubilatoire, bousculant toutes les conventions du genre pour nous immerger dans une société futuriste radicalement novatrice, puisant son inspiration aussi bien du côté de Greg Egan que de Maurice Leblanc. Les audacieux précédemment évoqués n’ayant pas été en nombre suffisant, l’aventure s’arrêta à ce premier volume et Bragelonne ne publia jamais la suite des rocambolesques aventures post-humanistes de Jean le Flambeur.
Raison de plus pour ne pas rater une seconde fois le rendez-vous que nous proposent aujourd’hui les éditions ActuSF avec l’un des auteurs les plus doués (et rares) de sa génération. Malgré une couverture qui ferait bâiller d’ennui le plus cocaïné des hyperactifs. D’autant que Summerland est une œuvre sans doute beaucoup plus abordable que ses précédents écrits. Il s’agit en premier lieu d’un classique récit d’espionnage, l’histoire d’une agente des services secrets britanniques qui, au terme d’un interrogatoire mouvementé, découvre l’existence d’une taupe et décide de prendre tous les risques pour la démasquer. Il s’agit également d’une uchronie, située en 1938, au moment où la guerre d’Espagne menace de déborder sur le reste de l’Europe. Dans cette version de l’histoire, l’Allemagne n’a jamais sombré dans le nazisme (elle n’est d’ailleurs même pas mentionnée au cours du roman) et la péninsule ibérique voit s’affronter par factions interposées les deux principales puissances du continent : la Grande-Bretagne et l’URSS. Là où les choses se compliquent un peu et font sortir ce livre du cadre habituel des genres susnommés, c’est que l’action se déroule en parallèle sur deux plans : le monde des vivants, et celui des morts. Summerland part en effet du principe que toutes les expérimentations pseudo-scientifiques menées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe par nombre de chercheurs – par ailleurs très sérieux – pour communiquer avec l’au-delà ont conduit à la découverte d’une dimension où aboutissent les âmes des défunts. Une dimension que l’on découvre plus matérielle que spirituelle, obéissant à des règles précises, aussi éloignées soient-elles de celles qui régissent notre univers, et que Rajaniemi va nous exposer en détail sans jamais ralentir son récit, ce qui en soi constitue déjà une sacrée gageure. Les vivants peuvent donc désormais communiquer avec les défunts, via un ectophone, et les morts s’offrir de brefs séjours dans leur monde d’origine en louant le corps de mediums. La découverte et la colonisation en quelques décennies de Summerland va bouleverser tous les aspects de la vie humaine, du rapport individuel de chacun à la mort, jusqu’aux grands équilibres géopolitiques mondiaux.
Et ce sont bien tous ces aspects que Rajaniemi aborde au fil d’un récit étonnamment court compte tenu du nombre incroyable d’idées qu’il brasse. On regrette même qu’il ne se soit pas octroyé davantage de pages pour élargir son champ d’action à d’autres pays, ou pour développer certains concepts qu’il ne fait qu’effleurer, notamment la notion d’au-delà telle qu’elle est envisagée en Union Soviétique, une immortalité on ne peut plus collectiviste. En l’état, Summerland est un roman parfois un peu trop sage et convenu dans ses péripéties, mais qui, dans ses spéculations aussi improbables que rigoureuses, est proprement ébouriffant.