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Les critiques de Bifrost

Super-Cannes

Super-Cannes

James Graham BALLARD
LIVRE DE POCHE
502pp - 7,50 €

Bifrost n° 24

Critique parue en octobre 2001 dans Bifrost n° 24

S'il y a bien quelque chose que déteste Jim Ballard, c'est le calme ensoleillé des stations balnéaires. Il le déteste d'une manière viscérale, obsessionnelle, qui donne à penser qu'il n'y est pas indifférent. À travers plusieurs de ses œuvres, il semble lutter avec la dernière énergie contre un puissant tropisme qui l'attire inexorablement vers un insidieux piège d'azur. Qui se soucierait d'un piège sans attrait ni appât ?
La plage, le soleil, l'azur sont chez Ballard autant d'objets mortifères. Ce calme, c'est de la langueur. Tout au long de son œuvre, on retrouve cette ambiance, dite ballardienne, qui revient comme un leitmotiv : de la station balnéaire à la technopole, sous le soleil s'étend l'empire de la neurasthénie. Sous ce soleil, l'esprit passe comme les couleurs d'une robe bon marché. L'esprit s'y engourdit, se liquéfie et s'évapore avec la sueur au bord des piscines indigo. On y atteint cet anesthésiant bien-être qui succède à l'orgasme. Comment dès lors s'étonner que le sexe s'exacerbe jusqu'à l'obsession ? Dans l'air pur de la Méditerranée — et d'autres lieux ballardiens —, les esprits sont glauques, les sensibilités engluées comme des oiseaux dans le mazout.
Ce qui ne saurait surprendre d'une station balnéaire prend un relief incroyablement saisissant dans le cadre d'un parc d'activité. Là, à Eden-Olympia (EO), des intelligences tournent en mode automatique. Le parc est conçu comme une bulle émotionnelle. La vie sociale est réduite à sa plus simple expression. Le travail est censé y pourvoir. Censé seulement. À propos des luxueuses villas pour cadres stratégiques qui s'étendent sur les hauteurs de Cannes, les propos du Dr Penrose sont édifiants. « … station dortoir où les gens dorment et se lavent. Nous concevons le corps humain comme un esclave obéissant qu'il faut nourrir, doucher et calmer avec juste ce qu'il faut de libertés sexuelles. » (p. 27) « Juste », c'est violence, sadisme et pédophilie. Parce que « juste » sous la surface d'azur des apparences grouillent des hydres fantasmatiques ignominieuses.
Eden-Olympia est une sorte de « Loft » grandeur nature avec ses caméras obsessionnelles, son ultraviolence hypocrite et son psy, Wilder Penrose, en marionnettiste cynique à souhait qui propose viols, ratonnades et mieux en guise de thérapie… Derrière l'écran du panoptique l'envers d'EO est très noir. À quoi peuvent bien servir tous ces pauvres, toutes ces putes, tous ces immigrés, sinon de défouloirs pour cadres sup' et autres décideurs de licenciements ? À quoi peuvent bien servir l'argent et le pouvoir, sinon à imposer sa volonté ? Et comment l'éprouver si ce n'est en faisant souffrir son prochain comme un gosse qui arrache les ailes des mouches ? Mine de rien, Ballard brosse un portrait sulfurique d'une certaine nature humaine.
Paul et Jane Sinclair arrivent donc à EO ; lui, convalescent ; elle, pédiatre, vient remplacer David Greenwood mort tragiquement après avoir abattu une demi-douzaine de cadres du parc. Mais pourquoi diable a-t-il pété les plombs ? Les a-t-il vraiment pétés, d'ailleurs ? Et voilà Paul Sinclair métamorphosé en fox terrier… EO a eu peur et c'est mauvais, ça ne doit pas se reproduire. À cette fin, et pour protéger son délire visionnaire, Penrose est prêt à prendre des risques avec ce naïf de Paul Sinclair.
Super-Cannes est un roman dévastateur d'une puissance formidable. Ce n'est pas un livre de science-fiction, c'est un chef-d'œuvre qui en a l'esprit et la démarche. C'est de la littérature férocement en prise avec notre époque, lourde de sens. Ballard n'a que faire des artifices du thriller, sa plume est un scalpel qui met à nu les obscurs tréfonds de l'âme humaine. Et ce qu'il met au jour n'a rien de folichon. Il y souffle l'esprit du roman noir. L'éthique n'est plus désormais que l'affaire de desperados comme Greenwood. On établira le lien avec la criminalisation médiatique des militants antimondialisation de Seatle, de Gênes ou Davos… Super-Cannes, où quand l'assassinat moral est l'ultime rempart contre viols, snuffs, ratonnades et meurtres sanitaires… Lisons Ballard avant qu'une bonne part de l'Humanité n'ait plus d'autre raison d'être que de servir au défoulement d'une élite s'abandonnant à ses penchants bestiaux et sanguinaires parce qu'elle en a le pouvoir, car la force serait son droit.
Bien sûr, s'il vous faut absolument du « blaster » à tous les chapitres, mieux vaut choisir un autre livre. Mais si un peu de littérature ne vous rebute point, si vous préférez appréhender la réalité avec un angle décalé, si vous refusez de vous laissez éblouir par le soleil azuréen, ce roman est pour vous. Super-Cannes n'est rien moins que le roman qu'il faut avoir lu en ce début de siècle. C'est l'espoir du lecteur enfin imprimé, sa raison de lire. On y trouve l'essence de la littérature : un pouvoir de faire sens à nul autre pareil, de révéler l'ordre du monde.

Jean-Pierre LION

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