Laurent MCALLISTER
BRAGELONNE
672pp - 25,00 €
Critique parue en juillet 2009 dans Bifrost n° 55
Le pseudonyme de Laurent McAllister abrite deux auteurs canadiens francophones : Jean-Louis Trudel, astrophysicien, assez bien connu de ce côté-ci de l'Atlantique, et Yves Meynard, un peu moins connu sous nos longitudes mais jouissant d'une bonne réputation sur l'autre rive de l'océan. Quand on lit la quatrième de couverture, on en retire l'impression que Jean-Louis Trudel est le maître d'œuvre de cet énorme roman guère éloigné de ce que l'on a pu lire par ailleurs sous sa plume.
Suprématie est bien sûr frappé du défaut le plus répandu de nos jours, maladie plutôt anglo-saxonne : l'obésité littéraire. Un surpoids, au sens propre, qui finira par donner des tendinites aux lecteurs. Trop gros, trop long. Certes, mais ici à aucun moment ce n'est rédhibitoire. Rien n'est injustifié ni gratuit. Les péripéties sont bien intégrées dans une construction solide. Trop de batailles, trop de combats. Couler le Bismarck était-il si différent de couler le Yamato ? Suprématie est l'histoire d'une guerre, et une guerre est une suite de combats.
Cette histoire, c'est celle de la guerre menée par le Doukh / Harfang contre la Suprématie dans l'Amas, l'histoire d'un vaisseau presque invincible qui, seul, tient tête à toutes les forces suprémates de l'Amas. L'Amas, c'est le trou du cul de la galaxie, technologiquement inférieur mais pas forcément en retard car on est dans une situation de décadence. Le passé connaissait un niveau technique supérieur qui a produit le Harfang que pilote Mnémosyne, une intelligence artificielle avec laquelle Lynga, le second, entretient une relation de fusion, une sorte de symbiose.
C'est aussi, surtout, la guerre privée du capitaine Alcaino contre la Suprématie. Il est un ancien suprémate, déchu pour avoir douté, qui a été déporté dans une « nef des fous » dont il est parvenu à s'évader. Et c'est un homme rancunier qui n'a d'ailleurs nul autre choix que le camp d'en face car la Suprématie ne tolère aucune altérité.
L'équipage du Harfang est constitué de mercenaires censés se battre pour de l'argent et proposer leurs services au plus offrant. L'équipage ayant le plus souvent eu maille à partir avec la Suprématie, il s'agit plutôt de corsaires livrant une sorte de guerre de course qui se louent aux divers mondes indépendants de l'Amas en butte aux tentatives d'annexions suprémates. Le Harfang est une entreprise de combat économiquement indépendante mais clairement positionnée dans le camp des opposants à la Suprématie qu'il incarne pour une large part.
Le roman commence lorsqu'un de ces états, la Ville d'Art, en proie à une agression suprémate, engage Alcaino et son vaisseau pour faire sauter le blocus dont il est victime. En contrepoint à la victoire du Harfang, la Suprématie s'empare de Dorada, la planète de Pieter Blauw, compagnon d'évasion d'Alcaino — comme lui ancien suprémate —, et parvient à lui remettre la main dessus. Pour se venger du revers subit à la Ville d'Art, convaincre le reste de l'Amas de l'inanité de toute résistance et inciter Alcaino à une action irréfléchie sous l'empire de la colère devant le conduire à une erreur fatale qui permettrait la destruction du Harfang qui est comme une épine dans le pied de la Suprématie, cette dernière anéantit la Ville d'Art et extermine sa population (de toute façon inutile dans la conception suprémate). L'affrontement entre Alcaino et la Suprématie ne sera pas sans rappeler celui du capitaine Achab et de Moby Dick…
Les péripéties qui s'ensuivent sont entrelardées de flash-back qui montrent comment Alcaino (et Blauw) en sont arrivés là.
Le moment le plus intéressant du roman est situé au premier tiers, après la capture de Blauw. C'est à cette occasion que McAllister décrit la Suprématie comme système politique. Dictature sans dictateur, c'est le diktat de la pensée unique. Celle-ci n'est pas imposée par une quelconque tyrannie mais par un ensemble de techniques. Tous les suprémates ont le cerveau câblé et sont reliés en un réseau global de pensée. Tout le monde pense pour tout le monde. Tout le monde pense la même chose en ce sens que la réalité est unique. Il n'y a donc plus de possibilité de conflit interne. Tout le monde travaille au même Grand œuvre avec une efficience maximum qui est au cœur de la propagande suprémate : un monde meilleur parce que plus efficace, plus efficace parce sans conflit. Sans liberté, disent les opposants. La liberté et l'altérité engendrent des conflits, pourquoi les entretenir, rétorquent les suprémates. Il y a là une problématique très actuelle. La Suprématie ne fait rien d'autre que d'incarner l'inclinaison de la civilisation occidentale qui rêve d'un monde pacifié et ne répugne à aucun carnage pour l'imposer. En interne, la notion de sécurité s'est totalement imposée au détriment de celle de liberté. Dans Réalité partagée (Pocket « SF »), Nancy Kress nous avait déjà proposé une semblable société où toute pensée non conforme générait une épouvantable douleur, métaphore de l'angoisse de plus en plus aigüe qui saisit nos contemporains lorsqu'ils se sentent en situation de non-conformité. Taxer quelqu'un d'original est franchement péjoratif ; quant à l'individualisme, c'est une tare gravissime, une insulte, une maladie honteuse à psychiatriser d'urgence. Dans une œuvre plus récente, ZenCity (le Diable Vauvert), Grégoire Hervier nous donne à voir, en quelque sorte, la naissance de la Suprématie qui dérive directement des concepts behavioristes chers à Skinner, notamment la négation de la notion de for intérieur. Quand Alcaino se voit moralement choqué par les atrocités auxquelles il participe, qu'il en vient à douter du bien-fondé de la réalité unique, on l'envoie chez les fous. On regrettera que McAllister n'approfondisse pas davantage l'opposition entre les sociétés libres de l'Amas où subsiste cet espace intérieur qui constituait le territoire de prédilection de la S-F des années 60 / 70 et la Suprématie, plus actuelle mais terriblement superficielle.
Plutôt que des scories, des éléments finalement inexploités, il semblerait que McAllister ait posé des jalons en vue d'une suite. Ainsi le personnage de Bernabo qui est loin d'avoir donné tout ce qu'il a dans le ventre, les observatoires gravitationnels dont on ignore encore le rôle qu'on suppose important mais pas dans ce livre… Les auteurs s'étendent sur les bombes, sur l'accès aux hypervitesses, mais éludent la principale tactique mise en œuvre par le Harfang, comme si c'était trop en demander à la part astrophysicienne de McAllister.
Suprématie est un space opera moderne qui a tous les atouts pour ravir les amateurs du genre, et même un peu plus. C'est un roman bien construit qui, en dépit de sa taille conséquente, ne souffre pas vraiment de sa longueur bien que l'on eût apprécié davantage de concentration. Mais après tout, pourquoi bouder son plaisir ?