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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2014 dans Bifrost n° 73

Au milieu du XVIe siècle, alors que Charles Quint règne sur l’Europe, le conquistador Javier Jimenez mène depuis Bogota une expédition, descendant des affluents de l’Amazone, à la recherche de Manoa, l’une des mythiques cités d’or dont la quête motivait les aventuriers espagnols…

Pour leur récit, les auteurs semblent s’être inspirés de l’expédition de Francisco de Orellana, celui-là même qui nomma le fleuve « Amazone ». Orellana était parti de Quito, en compagnie de Gonzalo Pizarro, vers l’est, suivant les fleuves Coca et Napo à la recherche non pas d’or, mais de cannelle. En manque de provision, l’expédition se sépara : tandis que Gonzalo Pi-zarro rebroussait chemin, Orel-lana poursuivit. La principale source de Léo Henry et Jacques Mucchielli semble être la Relación del nuevo descubrimiento del famoso rio Grande que descubrió por muy gran ventura el capitán Francisco de Orellana de Gaspar de Carvajal, dominicain, comme le père Revilla du roman, et chroniqueur de l’expédition Orellana, qui mentionne notamment la cité d’or de Manoa, contribuant à renforcer le mythe de l’Eldorado et au-delà, l’intérêt de l’Espagne et de sa couronne pour l’Amérique du Sud. La Condamine, lors de son expédition sur l’Amazone en 1744-45, fera justice au mythe de Manoa.

La légende prend racine dans la région de Bogota, où les rites des indiens Chibchas l’accréditait, et dont l’expédition du roman est censée provenir. Cette légende repose sur d’autres, plus anciennes. Celle de sept évêques de Mérida fuyant l’invasion maure en 1150 en emportant leurs reliques sacrées qui auraient fondés les villes de Quivira et Cibola, laquelle est le pendant nord américain de Manoa. Alvar Nunez Cabeza de Vaca relata l’expédition de Panfilo de Narvaez (1528-36) dans Naufragios, qui suscita deux expéditions ultérieures menées par le moine franciscain Marcos de Niza. L’esclave guide noir Esteban, survivant de l’expédition Narvaez, affirma avoir rencontré un moine dans ce qui est aujourd’hui l’état de Sonora (au nord-ouest du Mexique), disant que les autochtones connaissaient des cités débordant de richesses. Le jésuite Colleoni peut être vu comme l’alter ego de ce moine dans le roman.

En perpétrant un massacre d’Indiens, l’expédition Jimenez réveille les forces assoupies d’une antique mythologie amérindienne incarnée par Tyvra’i, le Petit Frère. Un ancien équilibre est rompu. Des forces surnaturelles, qui n’auront de cesse de l’anéantir, sont lâchées sur l’expédition désormais maudite, à moins que les os de Petit Frère ne trouvent le repos rituel auquel ils aspirent…

Bien qu’en pleine nature et à ciel ouvert, Sur le fleuve s’apparente à des huis clos tels que « Le Volcryn » (la novella de George R. R. Martin, aux éditions ActuSF) ou Alien. D’autre part, cette dramatique descente du fleuve évoque aussi bien L’Epouvante de Daniel Walther (J’ai Lu) que l’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, tandis que la dimension fantastique dans ses rapports avec le monde des esprits renvoie au Kalimantan de Lucius Shepard (Denoël). Les divers personnages aux prises avec leur passé ont leur parenté avec le Gundersen du roman de Robert Silverberg Les Profondeurs de la Terre (Livre de Poche). Comme ces quatre dernières œuvres, Sur le fleuve s’inscrit dans la continuité d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, paternité des plus prestigieuses ! L’éloignement de la civilisation se manifeste ici à travers le triomphe de forces surnaturelles où le jaguar n’a rien de maléfique, tandis qu’il y a du Kurtz en chacun des personnages. Si Sur le fleuve n’a pas la puissance du récit de Conrad, il la décline d’une façon moderne qui s’efforce de rendre justice aux victimes de l’Histoire.

Voici un bon livre, comme on aimerait en lire plus souvent, sous une superbe couverture qui ne gâche rien.

Jean-Pierre LION

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